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esprit pur et libre se décide par des raisons et, en d’autres mots, par lui-même : le sien cédait, pour l’ordinaire, à ce ramassis d’impressions et d’imaginations qui se forment sous l’influence des nerfs, du sang, du foie et des autres glandes. Ces humeurs naturelles le menaient comme un alcool. » Serait-il difficile de discerner chez M. Maurras les humeurs naturelles de Provençal blanc qui, plus peut-être que l’équitable raison, le conduisent contre Michelet et lui font méconnaître une des racines par lesquelles le traditionalisme monarchique lui-même a pu s’installer dans notre sol intellectuel ?

Mais est-il vraiment possible de marquer le moment précis où, chez un homme qui pense, « la sensibilité usurpe la fonction qui lui est étrangère », tient le rôle de guide au lieu de servir de moteur ? Existe-t-il un critère qui permette de discerner clairement, et non simplement à titre d’impression littéraire, de plaidoyer momentané, le moment où elle croit guider du moment où elle meut ? « On peut se passionner sans aucun romantisme », dit M. Maurras citant en exemple Bossuet. Pourquoi Bossuet passionné contre Luther n’est-il pas romantique, alors que Michelet passionné contre Madame de Maintenon est romantique ? Au fond tout grand art, classique ou romantique, tout beau et total rythme humain consiste dans l’ample mouvement d’une sensibilité forte qui s’ordonne ; il donne sa fleur quand la passion par lui s’épure et qu’il en lève l’image dans la paix. Un Michelet va à la Fête des Fédérations et au Tableau de la France comme Bossuet à l’Exposition de la Doctrine Catholique ou au Sermon sur l’Unité de l’Église. Jocelyn et les Contemplations se terminent sur un apaisement aussi bien qu’Horace et que Phèdre, parce que depuis l’Iliade c’est là le nombre d’or qui règle les musiques de l’art et de l’âme.

Mais M. Maurras poursuit encore ici le romantisme. Ce que le romantisme aurait détruit, ce serait un certain tragique de la vie, et peut-être même une certaine grandeur possible de la passion. « À force de tout relâcher, les romantiques ont créé ce vil Olympe de héros dissolus, d’où semblent retombées des générations toutes faites d’argile[1] ». Le romantisme n’a ployé, utilisé la passion que pour l’exhaler dans une paix découragée et ne sachant, au lieu de l’affronter, que tantôt l’aduler et tantôt la dissoudre. « Il n’est jamais question aujourd’hui que de sentiments, écrivait M. Maurras dans la préface du

  1. Les Amants de Venise, p. 287.