Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/222

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sentir plus profondément le besoin de ce qu’il méconnaissait si grandiosement. On ne peut le séparer des réactions qu’il provoque, des examens de conscience qu’il oblige à faire, des nostalgies qu’il fait éclore, des beaux enfants qu’il a nourris et qui s’exercent à le battre. Certes il est une délicatesse de culture, une riche complexité de vie en partie double, qui manque aux Lamartine et aux Hugo, même aux Vigny et aux Baudelaire. Mais peut-on séparer du romantisme ceux qui ont construit du romantisme et contre lui cela même qu’ils ont reconnu lui manquer, les Stendhal, les Sainte-Beuve, les Renan, les Flaubert, les Barrès, les Maurras ? Nous avons là non pas certes un bloc, mais une unité complexe et vivante, riche, nuancée, équilibrée. Les Français, à M. Maurras, paraissent le peuple qui « après Rome, plus que Rome, incorpora la règle à l’instinct, l’art à la nature, la pensée à la vie ». Mais précisément romantisme et contre-romantisme font surgir dramatiquement devant la critique une vivacité d’instinct, une profondeur de nature, une puissance de vie, qui ne se laissent pas incorporer à fond toute la règle, tout l’art, toute la pensée. La résistance qu’ils leur opposent, l’étoffe ou la matière dont ils les dépassent, donnent même à la règle, à l’art, à la pensée, leur tragique, leur intérêt, leur humanité. S’il y a en effet dans le romantisme quelque chose de démesuré (le mot, qui se place bellement à la rime et s’y accorde avec azuré, est pris toujours chez Hugo, Banville, Heredia avec un sens de magnificence et d’éclat), l’ombre de ce démesuré céleste s’est projetée sur la terre comme un goût plus cher et plus fervent de la mesure.

Qu’un éclate de chair humain et parfumant !
Le pied sur quelque guivre où mon amour tisonne,
Je songe plus longtemps, peut-être, éperdûment
À l’autre, au sein : brûlé d’une antique Amazone !