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années Faguet écrivant tous les jours dans le Gaulois une petite machine hachée et pressée qu’il signait « Un Désabusé » s’avisa d’y remarquer qu’au fond tout gouvernement est aristocratique, et que même la démocratie n’est autre chose que l’aristocratie du nombre. Évidemment Faguet estimait qu’un pareil raisonnement était toujours assez bon pour un quotidien, et il employait lors d’une soutenance de thèse en Sorbonne des arguments plus décents. Toujours est-il que M. Maurras, relevant ce passage dans l’Action Française, demanda pour une telle manière de ratiociner un certain nombre de coups de bâton. M. Maurras entend, plus raisonnablement, par aristocratie la domination d’une minorité sur la majorité, d’une qualité sur la quantité… mais ne reste-t-il dans la démocratie, dans la part d’autorité qui appartient à la quantité, au nombre, aucun contenu réel et « archique ».

Ce contenu, c’est le gouvernement de l’élection, l’élection du gouvernement. La démocratie, gouvernement direct dans l’antiquité, ne s’exerce dans nos États modernes que par des collèges de représentants. Dans le gouvernement direct, l’électeur vote sur un sujet réel ; dans le gouvernement par représentant il vote pour une personne. La démocratie d’Athènes était fort peu électorale, puisque les magistrats sauf les stratèges étaient désignés par le sort. Notre démocratie est au contraire toute électorale, et elle exclut le gouvernement du peuple par lui-même, puisque la loi interdit le mandat impératif. La même étiquette est donc portée par deux formes de gouvernement opposées, — ce qui continue à nous montrer la complexité de ces concepts et de ces états politiques. Notre démocratie à nous prend ses sources moins chez des citoyens que chez des électeurs. Or M. Maurras donne une formule pittoresque de l’élection politique. Elle consiste, dit-il, à « délivrer des blanc-seings à des inconnus ».

Cette définition n’est qu’une phase dans la destinée vraiment curieuse que la langue courante d’aujourd’hui ménage aux termes d’électeur et d’électoral. Sur les affiches du mois de mai, électeur signifie dépositaire de la science infuse, juge suprême des valeurs françaises, source incorrompue du beau, du vrai et du bien ; électoral se joint d’ordinaire au mot auguste de devoir : voter c’est remplir le devoir électoral. En dehors de cette époque privilégiée, l’un et l’autre mot passent par toute la gamme des sens ironiques, électeur signifie troupeau, gogo et poire, électoral appliqué à un acte de politique quelconque, le note de ridicule et d’infamie. Que signifient ces fortunes