Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/234

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d’être un « éléqueteur ». — Les électeurs rencontrent dans les hommes de loi et similaires les gens qu’il leur faut : quiconque aura bien compris l’horizon, la compétence et la psychologie de l’électeur, jugera qu’il vote fort sainement, et que ses choix, de son point de vue légitime, sont généralement bons.

Le vice réside dans le fait de déléguer à ce collège de défenseurs locaux tous les pouvoirs d’un État centralisé. Le parlementaire a joué un rôle utile — dont je lui suis reconnaissant — en enjoignant à l’intendance d’emplir mon quart, d’augmenter mon prêt et mon indemnité de tranchées. Mais lecteur de Kiel et Tanger je suis fondé à reconnaître que son ignorance en matière de politique européenne l’a mené aux fautes qu’un million et demi de Français ont payées de leur vie. Et (que les militaires ou le Parlement ou très probablement tous deux soient ici responsables) je sais que plus d’artillerie lourde au début de la guerre m’eût procuré des avantages plus appréciables que ne l’était ma chopine quotidienne de pinard. Tel député de mon département, deux fois ministre, cinq fois rapporteur du budget des affaires étrangères, pouvait être, pour nos intérêts locaux et même pour des affaires personnelles un excellent et précieux courtier, rôle appréciable, utile, et qu’il remplissait avec dévouement. Un matin de 1903, dans le petit appartement d’Asnières où, pauvre et honnête, il vivait exigüment, il me déclara du ton doctoral d’un homme dont l’essence est d’avoir raison : « On prétend que le parti radical n’a pas de politique extérieure. Le parti radical a une politique extérieure dont voici le programme : laïciser notre enseignement en Orient, et instituer l’arbitrage international. » La même semaine M. Henry Bérenger montait son escalier pour le prier de vouloir bien diriger la politique étrangère à l’Action, journal alors puissant. Ce genre d’ignorance, qui paraît bien congénital au régime, coûte cher à un pays.

Le pouvoir absolu d’un Parlement multiplie l’un par l’autre tous les périls de l’anarchie et de l’absolutisme, de l’incompétence et de l’irresponsabilité. Un parlementaire comprend mal pourquoi, grand homme vénéré dans sa circonscription, Paris se moque de lui. C’est qu’il est respecté dans le cercle des services qu’il rend, bafoué à la place où il usurpe. Mais bafoué ou non il y reste. Et comme on n’a jamais vu un corps se réformer de lui-même et par lui seul, comme le parlementaire ne sait corriger un abus qu’en s’attribuant des pouvoirs nouveaux, comme le parlementarisme n’est pas un accident du régime, mais le régime lui-même, les Français clairvoyants se trouvent rejetés sur