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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/235

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l’oreiller de l’indifférence ou vers l’espoir d’un coup de force. De là un malaise général et des crises périodiques.

Cette omnipotence, née de l’élection, n’est bornée que par l’élection, et ses bornes mêmes deviennent aussi néfastes que son principe. M. Maurras a montré souvent, avec beaucoup de sens, comment le gouvernement électif doit dépenser sa principale force non à gouverner, mais à se maintenir, non à exercer sa fonction, mais à conserver son être, — le souverain, c’est-à-dire le Parlement, à se conserver devant l’électeur, le délégué du souverain, c’est-à-dire le ministère, à se conserver devant le Parlement.

« Amiel, dit M. Maurras, a connu et décrit la maladie d’une âme chez qui la force et la vivacité de la critique, la constance et la hardiesse du contrôle, précédant la vie et l’action, viennent diminuer le pouvoir d’agir et de vivre. La maladie libérale et parlementaire, c’est la maladie d’Amiel étendue au corps de l’État. Les Chambres critiquent les moindres résolutions et les moindres tendances du Gouvernement. Celui-ci perd son temps à contester cette critique préalable : à la longue, il ne tente plus d’opposer, comme le ferait l’être sain, à de vaines censures, une volonté positive. Ses forces vives sont absorbées par le dialogue avec l’opposition. Il confond la nécessité de se maintenir contre les assauts de cette dernière avec son office d’administrer et de gouverner le pays. Le peu d’intelligence et d’énergie pratique qui n’est point frappé d’ataxie est ainsi dépensé à de basses manœuvres de défense ministérielle. L’État languit, il se dissout[1].

Souveraineté de la critique, analogue à ce « gouvernement de l’examen » dont on parlait devant Charles Jundzill. C’est par là que l’esprit de la Révolution, de la grande « période critique » des Saint-Simoniens, incorporé au spirituel de la France, agit sur elle. Il déplaît à M. Maurras qu’on invoque à ce sujet certains travers anciens du caractère français. Pourtant, chez un peuple intelligent et logicien, porté à vivre en autrui et sur autrui, il était naturel que le sens critique, aiguisant le goût des idées et de la parole, ne pût être réfréné et maintenu à sa place que par une discipline aussi énergique que lui : une des premières pages du Testament politique de Richelieu dit à ce sujet en quelques phrases tout l’essentiel. La tendance politique de tout fait social à se tourner en institution est balancée aujourd’hui par la tendance parlementaire à discuter toute institution, par la tendance

  1. L’Action Française et la Religion Catholique, p. 174.