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en rapport avec ses facultés puissantes et ses larges ambitions d’organisateur scientifique. M. Maurras n’a pas de visées aussi audacieuses. « La politique, dit-il, est formée d’une vue limpide des choses et de la connaissance d’un petit nombre de principes qui ne sont pas faits de main d’homme, mais que l’expérience humaine, devenue peu à peu la sagesse, a mises au jour lentement[1]. » Une expérience qui devient peu à peu de la sagesse : c’est ainsi que se sont formés dans l’ordre de l’art la chaîne et le goût classiques, c’est ainsi que s’est créée en France la tradition et qu’ont été conçus et accomplis les desseins et les destins de la monarchie. L’individu, avec sa durée limitée, ses courts moyens d’information et le cercle étroit de son investigation, ne saurait rien fonder contre le monument progressif de cette tradition vivante. Ces principes ont beau être en petit nombre, leur vérité hors du temps ne se révèle qu’à l’esprit qui s’est rendu compte de leur fécondité dans le temps. Observer des moments privilégiés, de belles réussites, se demander les causes de ce privilège et de cette réussite, les reconnaître, les aider, les susciter là où elles peuvent être sollicitées ou reproduites, c’est la méthode d’« empirisme organisateur » que M. Maurras met sous l’invocation de Sainte-Beuve. Le rôle d’« intercesseur spirituel » que le Barrès de l’Homme Libre attribuait dans la chapelle où se cultivait le Moi au jeune Sainte-Beuve de 1830, M. Maurras le reconnaît au « Thomas d’Aquin » des Lundis comme à un patron littéraire de la grande Église de l’institution et des intérêts français : maître de l’analyse extérieure plus encore que de l’analyse intérieure. Cette analyse « ne démembre point indistinctement tous les produits de la nature. Chez Sainte-Beuve comme ailleurs, l’analyse choisit plutôt, entre les ouvrages dont on peut observer l’arrangement et le travail, les plus heureux et les mieux faits, ceux qui témoignent d’une perfection de leur genre et pour ainsi dire appartiennent à la Nature triomphante, à la Nature qui achève et réussit. En ce cas l’analyse fait donc voir quelles sont les conditions communes et les lois empiriques de ces coups de bonheur : elle montre comment la nature s’y prend pour ne point manquer sa besogne et atteindre de bonnes fins. De l’étude de ces succès particuliers, l’analyste peut se former une espèce de Science de la bonne fortune. Il en dresse le coutumier, sinon le code. De ce qui est le mieux, il infère des types qui y soient conformes dans l’avenir. Cette élite des faits lui propose ainsi la substance des intérêts

  1. La Politique Religieuse, p. 291.