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mêlées à un état de crise, sont adaptées aux nécessités d’un siècle de fer. S’il se plaisait encore aux mythes, comme au temps du Chemin de Paradis, il en écrirait un transparent et beau.

Le sentiment vivant de la patrie et de l’intérêt français, il le porte avec une grande ferveur, et une ardeur militante, mais aussi avec une mauvaise conscience. Il envie une société où ce sentiment demeurait plus latent que patent. Au temps de nos rois « la solidité des frontières permettait à leur méditation (celle de nos pères) de se porter sur de tout autres problèmes, plus haut dans l’espace idéal, plus profond dans le cœur humain… Mais réserve n’est pas absence, et dès qu’on y regarde de près chez nos maîtres l’essentiel des plus sûrs principes est aperçu comme à fleur de sol, prêt à fructifier en conseils et règles de vie civique. Une politique française est sous-entendue parmi eux[1] ». C’est quelques-unes de ces idées élémentaires et de ces racines qu’il aperçoit dans quelques phrases de Bossuet qui servent d’épigraphes à chaque chapitre de son livre. Aujourd’hui « les principes de la politique classique débrouillent les motifs pour lesquels ce robuste et sage pays a mérité de vivre, de s’étendre et de prospérer… L’ordre logique de cette théorie de la France pourra être considéré plus tard. »

M. Maurras eût aimé sans doute considérer longuement cet ordre logique et cette théorie, n’apporter sur l’autel de la patrie que des libations, les fleurs et le miel de la pure pensée. Malheureusement le patriotisme a dû s’extérioriser, devenir lui aussi force et tumulte, à mesure que l’idée de la patrie descendait de l’Acropole sur l’Agora, et que le souci de l’intérêt national dépourvu de son organe propre se répandait, coulait comme une eau sur tous les membres du corps social. « Un mauvais gouvernement, un gouvernement extra-national, un gouvernement qui a d’autres guides que l’intérêt de la nation, et qui se montre ainsi trop bon pour l’étranger, laisse par la force des choses à ses particuliers le soin de défendre les intérêts communs : alors le patriotisme s’éparpille ; il s’exhibe à tout propos, à nul propos dans les manifestations des citoyens ; il est distribué au hasard, et avant l’heure, en sorte que ce précieux sentiment, d’abord devient fort indiscret et déplaisant, puis se trouve dilapidé, presque sans emploi utile[2]. » C’est une position de salut public que M. Maurras a dû prendre : il lui eût mieux convenu de faire son propre salut, au

  1. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. XIX.
  2. Id., p. 388.