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a pas d’autre[1] ». Cet ennemi de l’individualisme reprend avec une superbe bien tranchante les plus considérables de nos philosophes. M. Bergson, au temps de l’union sacrée, avait pensé bien faire en jetant sur la culture allemande quelques grenades intellectuelles : il voyait en elle, si mes souvenirs sont fidèles, le front même du matérialisme, et il n’avait aucune peine dès lors à l’identifier tout comme M. Maurras avec la forme de philosophie qui n’a point son agrément. Tant de bonne volonté chez ce philosophe n’a point fléchi M. Maurras qui lui reproche avec amertume de combattre l’ennemi avec des armes incorrectes, et constate chez lui « une négation aussi effrontée que sournoise de la série Luther-Rousseau-Kant-Fichte[2]. » — Un poilu de Dijon, à son créneau, tua un Allemand qui rampait dans les fils de fer. L’adjudant était derrière lui et le poilu en espérait un compliment. Mais le sous-officier supérieur, natif de Beaune, avait encore sur le cœur les sarcasmes de Piron au sujet des Beaunois : « Vous aurez quatre jours pour avoir tué un Boche avec un fusil dont la plaque de couche n’est pas nettoyée. »

C’est par ces quatre Évangélistes du mal, — ces Kakangélistes — que la barbarie germanique, qui auparavant était une nature, devient un système, une morale, une religion. Ils lui ont fournis une conscience, un langage. Le Suisse Rousseau est le Gothard duquel s’écoulent dans toutes les directions, France, Allemagne, Midi, les fleuves empestés d’erreur.

La théorie du pangermanisme telle que l’expose M. Maurras est une théorie de guerre, et il ne sied pas de le chicaner à ce sujet. Lui ferons-nous observer que l’individualisme religieux né de Luther est moins ardent encore que l’individualisme religieux anglo-saxon ? que ce qui rend raison du pangermanisme ce sont surtout des circonstances historiques et ethniques, l’état de l’Europe centrale avec ses luttes de peuples et de races, sa mosaïque de nationalités et de langues ? Quand M. Maurras écrit qu’« au lieu de trouver ses modèles dans les enseignements du catholicisme romain, dans les mœurs et le goût de la France, dans les types de la civilisation helléno-latine, la nature allemande se prit elle-même pour règle et pour canon », rappellerons-nous que l’évolution de l’Allemagne comporte une succession d’époques de grande docilité à l’égard de modèles extérieurs et d’époques de

  1. Le Parlement se réunit, p. 41.
  2. Id., p. 44.