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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/292

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gouvernement. De là les boules noires et la boule rouge que M. Maurras, faute de balles et de grenades, laisse tomber dans l’urne.

Côté des boules noires, un vrai buisson de mûres ! L’Allemagne ou les Allemagnes représentent, vues de haut, un déchaînement d’individualisme ; elles portent à sa plus haute puissance cette souveraineté du moi, dont M. Maurras, après l’auteur de l’Évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle, fait la marque essentielle du romantisme, — ce cri de la bête : Moi, moi, — qui croasse sur toutes les branches de l’arbre électoral Ce n’est pas un hasard si ce Fichte, qui apparut à M. Maurras comme un révélateur de l’âme allemande, fut, dans sa doctrine théorique, le philosophe du Moi, et si le moi ethnique de l’Allemagne déborda sur la terre en même temps que se construisait son moi éthique en l’empyrée des idées pures. « Tant qu’une doctrine supérieure telle que le catholicisme, telle encore que la civilisation française au XVIIe siècle, lui était juxtaposée et proposée en exemple, il y avait espoir de progrès et de correction pour l’Allemagne. Mais quand la seule doctrine constante qui lui fût offerte de haut fut le conseil d’être de plus en plus conforme au caractère et au génie allemand, quand fut vécue et pratiquée cette formule du jacobinisme historique et philosophique, régulièrement dérivée de la Réforme et du Libéralisme encyclopédique : « Soyons nous-mêmes, ne soyons que nous-mêmes, élevons tous les traits de notre nature au-dessus de tout. » la régression la plus barbare était inévitable pour la Germanie[1]. »

Le maître de musique de M. Jourdain explique par des fautes de musique tous les malheurs des peuples. Tous les vices de l’Allemagne sont expliqués par M. Maurras comme sortis de l’erreur fondamentale commise sur la nature humaine par quatre ou cinq philosophes. « Nous avons beaucoup insisté pour faire recevoir de l’esprit public français l’explication de la barbarie scientifique allemande par cette apothéose systématique de son moi national émanée directement et logiquement inspirée de l’individualisme religieux institué par Luther, de l’individualisme moral établi par Rousseau et Kant, de l’individualisme ethnique et politique construit par Fichte. Cette série Luther-Rousseau-Kant-Fichte avec un débouché vers Nietzsche rend raison du pangermanisme qui n’est expliqué que par là. On peut tourner subtilement autour de la question, comme M. Boutroux, disserter à côté comme M. Bergson : si l’on veut une clef, il y a celle-ci, il n’y en

  1. La France se sauve elle-même, p. 331.