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M.  Hanotaux a hérité d’une politique et d’une situation où l’idée de revanche n’avait plus qu’une situation décorative, spirituelle et morale, dans un pays de suffrage universel et de petits propriétaires qui voulaient la paix, avec une France qui, selon le mot de M.  André Tardieu, « avait signifié sa volonté de ne pas demander à une guerre de revanche la réparation du traité de Francfort. » M.  Maurras estime que c’est en 1895, lors de l’envoi de la flotte à Kiel, « que toute la fraction avancée, réfléchie et bruyante du gros public français avait compris que son gouvernement lui conseillait l’oubli de la grande idée[1]. » On ferait plus justement remonter cet état au dénouement pacifique de l’affaire Schnœbelé, dix ans plus tôt. Mais le pouvoir spirituel de l’idée ne décrut que lentement. C’est ce pouvoir spirituel qui s’exerçait à la Chambre, tant sur les radicaux que sur les conservateurs, pour les lancer contre la politique coloniale de Ferry, — qui en 1882 détournait de l’intervention en Égypte la presque unanimité de la Chambre, — qui en 1885 déterminait des élections moins conservatrices qu’antitonkinoises, — qui au sortir de l’affaire Schnœbelé désignait Boulanger, comme le pouvoir spirituel du VIIIe siècle avait désigné Pépin. Et, puisque M.  Maurras attribue une telle importance à 1895 et à Kiel il aurait pu rappeler un fait très significatif. L’envoi de la flotte à Kiel par le cabinet Ribot avait suscité une grande émotion nationale et parlementaire. Le jour même où M.  Ribot défendit, en une grande séance, sa décision devant la Chambre, il déposa un projet de loi pour élever à Paris un immense monument national aux morts de 1870. La loi fut votée, elle n’a jamais été suivie d’exécution. Mais le spirituel et le temporel recevaient en même temps, dans la mesure du possible et dans le plus bel esprit opportuniste, satisfaction. C’était comme la reconnaissance officielle des deux pouvoirs, des deux politiques nationales coexistantes.

Cette politique de défensive et de résignation sur la frontière, d’offensive et d’expansion hors d’Europe, sera très diversement appréciée selon les points de vue auxquels on se placera. On ne peut nier qu’elle ait été suivie avec persévérance, avec un esprit réel de continuité, et d’abord par Jules Ferry qui en fut l’initiateur décisif dans des conditions difficiles, contre une opinion publique méfiante et une opposition parlementaire acharnée. Il plaît à M.  Maurras de la briser en deux systèmes opposés, le système anti-anglais de M.  Hanotaux, le

  1. Kiel et Tanger, p. 38.