Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/318

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puissances de souplesse, de liquidité et de fuite répandent partout leurs voiles d’incertitude et leur mobilité. Dans cet ordre les explications ne peuvent être simples. La pensée qui veut arriver à la plus juste approximation des faits doit passer par deux moments successifs : d’abord chercher les principes par lesquels s’expliquent vraisemblablement les choses, ensuite faire sa propre critique, apercevoir l’abstraction nue et l’arbitraire verbal de ces principes, la complexité et la fluidité du réel qu’ils commandent. Dans une monarchie tout s’explique théoriquement par la présence, l’action et la certaine science du roi, tout est censé émaner de lui, de sa volonté expresse et de son ordre formel. C’est là une fiction politique commode et utile dont personne n’est dupe. Pareillement l’absence du roi est pour M.  Maurras un principe d’explication avantageux, d’une grande généralité, d’une unité nue, qui peut s’adapter à l’explication de tout ce qui va mal, poser comme raison de toutes les absences l’absence royale, de même que la fiction politique donne comme raison de toute présence réelle, de toute activité dans l’ordre du législatif et de l’exécutif la décision du chef. « Personnalité, responsabilité, volonté, conscience, le Roi c’est l’Un. La nation ce n’est pas l’Un, puisque c’est le nombre. On ne peut pas raisonner sur le singulier comme sur le pluriel[1]. » C’est juste. On peut mobiliser comme deux ordres parallèles le raisonnement par le roi et le raisonnement par la nation, le raisonnement par le singulier et le raisonnement par le pluriel. Le raisonnement par le singulier est le plus facile, le plus conforme à la tendance oratoire, au besoin de simplification et de décision. Kiel et Tanger en donne un bon modèle. Le raisonnement par le multiple, celui d’un Sainte-Beuve, d’un Albert Sorel s’en va par des chemins un peu délicats, tente moins que la route royale un génie impatient ; peut-être fait-il mieux connaître le détail géographique, la structure et le visage familier du pays qu’il traverse. Evaluez le temps qu’il faudra à l’histoire, à la pensée pour esquisser au sujet de la grande guerre ce raisonnement par le multiple, cette convocation de causes jamais épuisées, entre lesquelles chacun sera tenté d’en isoler une, de l’exposer en pleine lumière, de ménager une de ces hypothèses provisoires et simples qui marquent un pas, un belvédère ou une route.

  1. La Blessure Intérieure, p. 140.