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mande, détermina précisément cette guerre. Les affaires de Tanger et d’Agadir ranimèrent entre la France et l’Allemagne des haines qui s’étaient peu à peu assoupies. L’occupation du Moghreb mit le feu à une traînée de poudre que l’on ne voyait pas, que l’on reconnut seulement au moment de la conflagration et qui allait de Casablanca à Belgrade par Constantinople. La France prenant le Maroc, l’Italie prit la Tripolitaine, l’Autriche la Bosnie, les puissances chrétiennes balkaniques le reste de la Turquie d’Europe, et la guerre balkanique engendra la guerre mondiale.

Voilà ce qui me faisait voir dans le livre et dans la thèse de M.  Maurras ce solide aqueduc romain profilé superbement sur un paysage sans eau. L’eau, — la part de l’insaisissable, de l’imprévisible et du mystère, la subtilité immanente qui déroute la sagesse, à moins que cette sagesse ne se fasse fluide et serpentine comme elle. Kiel et Tanger — symbole de toute l’œuvre de M.  Maurras, — est un livre vrai d’une vérité idéale. « Un principe général, écrit-il dans sa préface, représente le plus grand nombre de vérités particulières à leur plus haut degré de simplification : l’expérience historique et géographique s’y trouve concentrée dans une formule suprême, comme un or qui figure toutes les parcelles de sa monnaie. On peut avoir raison sans principe en un cas sur cent ; avec les principes, on a raison dans cent cas contre un. Plus quelque principe établi est général, moins il est éloigné de nous : plus c’est un être familier avec qui nous aurons des chances d’avoir affaire[1]. » C’est trancher là avec rapidité un des problèmes les plus délicats de la raison. L’expérience historique comporte, comme toute expérience, des principes généraux, mais d’une généralité précaire, sans cesse remise en discussion, et qui s’évanouit au moment où l’on croit la saisir. Plus exactement, il y a des principes, — des idées. Les concevoir constitue le plus haut privilège de l’intelligence et les rendre vivantes le jeu le plus délicat de la sensibilité. Mais tout esprit qui s’est efforcé de vivre dans leur familiarité éprouve plus ou moins ce qu’avait vu profondément le héros œkiste de leur cité humaine, Platon, ce qui a subsisté sous toutes les rectifications, qu’elles fussent d’Aristote ou des autres… que l’Un existe, que le multiple existe, mais que malgré tous les artifices de notre pensée ils ne se rejoignent pas. Le multiple ne rentre dans l’un que lorsque sont en jeu des faits et des lois physiques : dès que l’on approche du règne humain, social et moral, les

  1. Kiel et Tanger, p. CXVIII.