d’échanges avec les cités amies ou adversaires, de vaisseaux de commerce intellectuel, et de ces vaisseaux de guerre que commandent des chefs illustres. Mais toute cité est faite de deux éléments réunis, qu’ils s’appellent partis, régions ou tendances, et leurs accords ou leurs désaccords sont la vie même de cette cité. Et on peut même le penser de la cité réduite à la simple expression qu’est un cerveau humain : Renan aimait à instituer des dialogues entre les lobes du sien, et dans le cerveau de Tartarin il y avait un parti de droite, l’hémisphère Sancho, et un parti de gauche, l’hémisphère Quichotte. Le cerveau d’État qu’est dans la France d’aujourd’hui M. Maurras n’échappe pas à cette loi.
Le dualisme, chez M. Maurras, est celui de deux idées, poussées l’une à l’autre à leur plénitude, celle de l’ordre spirituel et celle de l’intérêt français. Toutes deux, jouant sur leurs plans séparés, tantôt se vivifient et tantôt se contrarient l’une l’autre, mais ces contradictions elles-mêmes sont fécondes, et M. Maurras institue par là sinon une solution, du moins une position juste du problème de demain.
D’une part, pour M. Maurras, l’ordre spirituel existe, la cité des idées est construite. Il croit à un ensemble de vérités, fruit non d’une révélation subite, mais d’une expérience continue qui est aujourd’hui à peu près terminée. En esthétique, en politique, nous avons des modèles dont nous devons toujours nous inspirer pour bien faire. Le monde est petit. Un moment il a tenu dans l’Attique. Aujourd’hui il tient, comme au temps du déluge, dans l’arche d’une Contre-Révolution. Entendons, évidemment, le monde spirituel, celui des idées justes, hors duquel le monde matériel se résoud en un indigne chaos. « Il croit comme une brute à la réalité des choses », dit de saint Antoine Apollonius. M. Maurras croit avec une obstination matérielle à la réalité de ses idées, à la circonscription dure de son monde spirituel. La conséquence est tirée en ces termes par M. Daniel Halévy : « Maurras est un méditerranéen, un tragique : son esprit conçoit des formes nettes, terminées par la mort ; Maurras c’est Cassandre, Démosthène ou Machiavel, le cœur ardent et l’esprit dur qui ose voir et prédire la mort de son peuple.[1] »
La conséquence est tirée par M. Halévy, mais non pas par M. Maurras. On doit discerner là avec M. Halévy une des limites logiques de sa pensée, mais aussi un refus d’aller à cette limite ; car cette idée de l’ordre
- ↑ Charles Péguy, p. 146.