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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/324

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ment bon que l’idée de l’intérêt national descende pour l’animer dans toute la substance d’un peuple ? Il ne le semble pas. L’idée de l’intérêt national montée à l’excès et trop ardente chez une nation entière la conduit à un nationalisme impérialiste, entretient en elle une virtualité de guerre. ! L’idée de l’intérêt national, poussée, exaspérée ici ou là, a produit les guerres de la Révolution et de l’Empire et celle de 1914. Le mal qu’elle a fait n’est sans doute pas épuisé : laissée à elle-même elle empoisonnera l’Europe balkanisée, puis le monde de demain. Elle n’est donc pas plus un but dernier que la recherche de l’intérêt individuel. Il n’y aurait pas de civilisation sans la tension constante de l’intérêt individuel. Il n’y en aurait pas davantage sans l’ardeur de l’intérêt national. Mais ni l’un ni l’autre ne saurait être élevé à l’état de valeur suprême : un benthamisme nationaliste trouve aussi vite qu’un benthamisme égoïste sa pierre d’achoppement. Il n’y a de valeur suprême que dans la sagesse, la modération, l’intelligence mûries par la vie. C’est aux heures les plus troubles que nous devons tenir les yeux obstinément fixés sur ces puissances directrices.

L’intérêt individuel est un corps soumis à bien des nécessités humiliantes ou ridicules, et qui fait figure présentable et charmante lorsqu’il est nettoyé, habillé, aéré par une atmosphère civile. Il apparaît nécessaire et sain quand il se montre dans l’acte même de fournir à la vie sociale, et surtout à une famille, du brillant, de la santé et de la joie. C’est à sa façon de comprendre l’intérêt individuel, à égale distance de l’avidité sordide et de la philosophie cynique, qu’on reconnaît le gentlemen et l’honnête homme. L’intérêt général doit comporter une modération et une culture analogues. Il est naturel que le nationalisme étranger nous repousse et nous aigrisse comme l’égoïsme d’autrui : celui de l’Allemagne nous a fait horreur, celui de l’Angleterre et celui de l’Italie n’ont pas cette année dans nos propos publics une bonne presse et certains de leurs traits un peu grimaçants nous égayent comme au théâtre. Mais si c’est un théâtre, que du moins il nous conduise à un retour sur nous-mêmes et nous corrige. Les nationalistes de tous les pays s’indignent, de bonne foi, que leur programme d’intérêt national, leur souci d’intérêt national ne rallient pas toutes les adhésions, ils murmurent les mots de trahison, d’ennemi intérieur, et ils augmentent encore par là le nombre des gens de goût qui aimeront davantage la mesure en l’aimant, comme c’est bien humain, contre quelqu’un, ou, comme c’est bien français, contre d’autres Français. M. Maurras lorsqu’il se proclame « Français forcené », Victor Hugo lorsqu’il déclare