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oubliés qu’a trouvé dans sa mémoire héréditaire ce fils des percepteurs provençaux. Toute une richesse utile, un passé mobilisé en monnaie d’or, en louis fleurdelysés, une pensée active et ingénieuse qui a pour fin de percevoir sur les idées la part de l’État, de les peser dans les balances du salut public. Il y a des sous-préfets qui font des vers, des percepteurs dont l’âme rit aux aventures et se réjouit des belles images ; mais un percepteur ne mêle pas son imagination à ses chiffres. Un percepteur est, de son métier, un réaliste, et, dans le domaine de ses perceptions, il se manifeste, ainsi que saint Thomas et Dante, comme un docteur de l’être. Si la fée Esterelle a recueilli le vœu de madame Maurras, elle a employé des détours ingénieux pour donner à son fils la ligne intérieure et le destin idéalisé des percepteurs ancestraux. Et si la phrase du breton Villiers contient, comme un flacon précieux, l’essence d’un romantisme à la Châteaubriand, M. Maurras a été transporté à l’extrémité contraire par le génie même des oppositions balancées.

M. Maurras, qui aime à présenter son intelligence comme un bon sens naturel et simple à la Sarcey, contribua à ramener à la réalité ou si l’on veut au réalisme, au positivisme, à des mots et à des monnaies substantiels et de poids, tout un métal d’échange intellectuel que le romantisme, l’enfermant dans le trésor souterrain d’Axel, avait frappé à la seule effigie du rêve. Lorsqu’il écrira ses Mémoires il nous dira sans doute quelle place eut dans sa formation intellectuelle l’amitié de Frédéric Amouretti. D’après une anecdote qui commence à devenir connue, Amouretti pendant de longues années s’occupa, dans les cafés de province où le hasard l’obligeait de s’arrêter, à lire le Bottin des départements. Ce disciple de Fustel y aurait pris une vue complète et très réaliste de la France provinciale. C’est d’un ordre réaliste analogue que le fils des percepteurs provençaux, portant dans son hérédité un sentiment de l’intérêt public à la Louis XI et à la Colbert, arrivait dans l’ordre idéologique à « l’idée du Roi conçu comme l’incarnation de notre intérêt national[1] ». On le distinguera nettement d’un grand bourgeois matériel, d’un duc et pair intellectuel comme M. Maurice Barrès. Les fonds décoratifs à la Châteaubriand ne suffisent pas tout à fait au sentiment national de l’auteur des Amitiés Françaises, mais ils en forment évidemment la partie essentielle. Or celui-ci avait écrit dès 1899 : « Il n’y a aucune possibilité de restauration de la chose

  1. La Politique Religieuse, p. 86.