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publique sans une doctrine. » M. Maurras, réaliste positiviste, et plus fervent lecteur de la Synthèse Subjective que du Génie du Christianisme, aurait volontiers ajouté « mais pas de doctrine possible sans une réalité ». Cette réalité M. Barrès la voyait en la Terre et les Morts. (Le sous-titre d’une conférence ainsi dénommée était : Sur quelles réalités fonder la conscience nationale.) Chaque Français était invité à imiter selon ses moyens l’Homme Libre, à retrouver et à sentir sa Lorraine, à monter sur sa colline de Sion et à se discipliner dans les cimetières. Cette voie individualiste n’est point celle de M. Maurras. La réalité sur laquelle peut se fonder une conscience nationale est pour lui une réalité aussi matérielle que le Bottin des départements, et d’un ordre analogue, à savoir l’intérêt national. Tout le monde peut figurer dans le Bottin, mais pour le savoir lire il n’était pas inutile à Amouretti d’avoir passé par Fustel de Coulanges. Ainsi l’intérêt national implique non pas d’abord une conscience nationale, ce qui peut être une abstraction métaphysique, un terme tout personnel dont on étiquette une nation, — mais bien une personne nationale, un « chef historique, capable de représenter dans le temps et dans l’espace l’unité durable et cohérente de la nation[1] ».

— Hum ! Et vous appelez cela du réalisme, et vous compromettez dans cette idéologie les fonctionnaires des finances ? Que M. Maurras n’a-t-il suivi Amouretti à Cannes chez Fustel de Coulanges ! Que n a-t-il pris la suite des Institutions Politiques de l’Ancienne France et porté comme une lampe pieuse son zèle monarchique dans une histoire de notre formation nationale ! La réalité, la monnaie métallique, c’est la monarchie du passé. La chimère, l’inconvertible assignat c’est la monarchie de demain. Le Philippe du Jardin devenu le Sturel des Déracinés fondait sa construction de la conscience nationale sur cela que Descartes prend pour fondement de la connaissance philosophique, à savoir lui-même. Le culte du Moi, voilà un Cogito fort présentable, et tout un nationalisme complet peut sortir des méditations de Jersey et d’Haroué, comme une ontologie et une physique sont sorties du poële cartésien. Cet hippodrome suburbain dont il se propose, aux dernières pages du Jàrdin, de demander la concession, Philippe l’a trouvé dans la Lorraine, dans la France, et nul aujourd’hui ne figure à plus juste titre que lui dans la tribune des propriétaires. Mais tout n’indique-t-il pas que les espérances de M. Maurras, pelousard ingé-

  1. Id., p. 85.