Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/60

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de l’abîme. Le néant et la mort ont soulevé enfin pour lui leur voile, et il les voit tout nus.

« Celui qui ne meurt point de cette vue en tire une nourriture très forte. Il ne craint plus le mal, il ne le connaît même plus. Le paysage pisithanate procure à celui qui le subit et s’y conserva la force nécessaire pour vaincre toute vie, et, conséquemment, pour la vivre. Comme Ulysse et Énée, il est descendu aux Enfers. Son cœur mortifié s’est endurci et peut rejoindre au commun cercle les actions mesurées et systématiques des hommes. »

De ce sentiment et de cette méditation, qui leur furent communs, sont sortis par trois routes différentes M. Maurras, M. Barrès, M. Gide. Et, les trois, comme trois parties équilibrées et logiques d’un grand paysage. Ce n’est pas un moment négligeable qu’a vécu avec eux notre génération. Si la France est, pour le géographe et l’historien, un pays de vérités, je pense à la naissance de cette France et de ces routes, de ces vallées fluviales, qui d’abord furent marécages, repoussèrent l’habitat humain, et que de longues générations laborieuses durent rudement aménager. Je pense aux grands drames de la pensée, les plus beaux des drames terrestres — au conflit présocratique de l’écoulement ionien et de l’Être éléate, à ce que nous ont rendu dans nos écoles des oppositions comme celle de Bergson et d’Hamelin.

« Réduit au pauvre centre de son individu. » Il faut y rester ou en sortir. Si tout notre mal vient de ne pouvoir rester dans une chambre, aménageons au moins cette chambre. Si notre mal vient de rester dans une chambre, allons, et marchons pendant que nous avons de la lumière. M. Gide promettait, comme suite à Paludes, Polders. Il a brûlé cette étape, annoncé comme sortie de Paludes les Nourritures Terrestres. Il a écrit là son chef-d’œuvre, mais est-il sorti ? Est-il sorti de lui-même ? A-t-il remplacé Moi par autre chose que : Moi et moi ? Il donnait pour épigraphe, en 1914, aux Caves du Vatican, une phrase, qu’il prenait pour son compte, de M. Palante : « Pour ma part, mon choix est fait. J’ai opté pour l’athéisme social. Cet athéisme, je l’ai exprimé depuis une quinzaine d’années, dans une série d’ouvrages. »

Pendant ce temps, M. Barrès et M. Maurras écrivaient au moins autant d’ouvrages pour établir le réalisme social, pour lui édifier des assises, Terre et Morts, intérêt national et Roi. Comme ils nous l’apprennent eux-mêmes le premier fut « un fameux individualiste »