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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/61

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et l’autre, d’abord, « un petit anarchiste » d’où sortit un grand monarchiste. De ces trois individualistes, M. Gide garde aujourd’hui la gauche, M. Barrès occupe le centre, et M. Maurras constitue la droite : l’éventail est harmonieux et complet. M. Maurras remarquerait peut-être que, si tous trois sont des incroyants, tous trois appartiennent par leur culture à trois formations religieuses d’où leur sensibilité et leur pensée paraissent sortir naturellement : M. Gide au protestantisme libéral, M. Barrès au christianisme décoratif de Châteaubriand, M. Maurras au catholicisme positiviste qu’ont dégagé de Maistre et Comte. Le chemin de l’étang de Marthe à la hauteur d’Aristarchè, de la prairie lorraine à la colline de Sion, du marais où Tityre mange des vers de vase aux palmiers où Nathanaël va cueillir les Nourritures des Mille et une Nuits, suit des voies logiques et décrit des courbes déjà connues de Virgile.

M. Maurras devient dès lors une sorte de préposé à la logique, et l’auteur de l’Enquête joue parmi nous un rôle analogue à celui de l’Athénien Socrate parmi ses compatriotes. À M. Barrès il fait voir la doctrine carrée, nette, organique, qui est au bout du nationalisme et qui le fonde seul en raison et en réalité. De son côté, M. Gide se trouve complexe et bizarre d’être « né en Normandie d’un père languedocien et d’une mère neustrienne » et il somme le « sophiste Maurras » de lui dire ses véritables racines et son authentique petite patrie. À quoi M. Maurras en des pages de l’Étang de Berre dorées et légères comme l’huile de Berre elle-même (une autre Berre, mais qu’importe !) s’exclame en souriant : C’est précisément mon cas ! Lui aussi a une petite patrie paternelle, dans le vallon de l’Huveaune, et une petite patrie familiale à Martigues. Et presque tous nous en sommes là. Gardons-les toutes, mais choisissons-en une comme on se choisit une femme. En pareille occurrence M. Barrès choisit la Lorraine et ne se voulut point Auvergnat. Le Jour des Morts ne lui parle plein et pur qu’au pays des mirabelliers. M. Maurras a proposé à M. André Gide une solution analogue au mot du général de Castelnau : « Et vous, colonel, où vouliez-vous mourir ? » « L’illumination annuelle à la nuit qui précède le Jour des Morts, un certain plain-chant que je connais bien aux cérémonies mortuaires, des rites, tels et tels, dont le manque m’affligerait, divers signes, d’autres encore, qu’il est importun de noter, me déclarent où il convient que soit fixé mon lit funèbre : non, il est vrai, par élection délibérée, mais par une nécessité dérivant de l’ensemble de tout ce que j’aime et je suis. M. André Gide a-t-il