Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/70

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parfum. Il lui faut à son couchant le linceul de pourpre où dorment les dieux morts. Je ne voudrais pas tout à fait lui appliquer ce que vous dites de Chateaubriand : « Cet artiste mit aux concerts de ses flûtes funèbres une condition secrète, mais invariable : il exigeait que sa plainte fût soutenue, sa tristesse nourrie de solides calamités, de malheurs consommés et définitifs, et de chutes sans espoir de relèvement. Sa sympathie, son éloquence se détournaient des infortunes incomplètes. Il fallait que son sujet fût frappé au cœur. Mais qu’une des victimes roulées, cousues, chantées par lui dans le linceul de pourpre fît quelque mouvement, ce n’était plus de jeu ; ressuscitant, elles le désobligeaient pour toujours[1]. » Mais évidemment Renan se serait trouvé aussi mal à l’aise dans une religion dominatrice qu’il se mouvait heureusement et simplement dans une religion finissante, et, généralement, dans tout ce qui finissait. L’auteur de la Réforme s’était résigné à penser de la France à peu près ce qu’il pensait de l’Église. « La France se meurt, jeune homme, disait-il à Déroulède : ne troublez pas son agonie. » Il la vit du point de vue de Sirius, il la vit du point de vue de Prospero lorsque Caliban l’ayant détrôné, il s’accommode de Caliban. Le fils des pêcheurs finit par détacher sa barque de toute terre réelle, et le Renan des Dialogues, des Drames, de l’Examen de conscience disparut submergé par les Génies qui figuraient ses rêves un peu comme le Saül de Gide sous les démons qui personnifient ses désirs.

On trouva que Renan manquait de sérieux. La littérature des Génies fut autour de lui un moment discréditée. M. Desjardins la rangea dans l’ordre du négatif ; M. de Voguë fit pour s’y soustraire, et surtout pour y soustraire la jeunesse, des tentatives pleines de mérite, mais ayant gardé sur sa table l’encrier de Châteaubriand il demeura toute sa vie, quoiqu’il en eût, envoûté par ce meuble, comme la famille Schwanthaler, des Contes du Lundi, par la pendule apportée de Paris. La littérature des génies eût périclité sans M. Maurice Barrès. Le vicomte de Voguë avait conservé du vicomte breton son encrier. M. Barrès, lui, hérita de beaucoup de ses biens intérieurs. Mais il y eut avec lui quelque chose de changé. À la littérature des génies d’abord il donna une méthode, elle devint plus sèche, elle acquit plus de trait, elle parut plus ramassée dans son schème essentiel, élégant et nerveux. Elle était tout entière contenue dans Un Homme

  1. Id., p. 12.