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des bûches qu’on charrie, et de toutes les créatures dispensées et délivrées de l’activité. C’est un bonheur peut-être. Qu’il soit silencieux et n’insulte pas à la vie[1]. » Réponse de la plus pure orthodoxie positiviste : erreur possible, mais précieuse, hypothèse faiseuse d’ordre, c’est toute la Synthèse subjective. Une vérité qui n’est pas organique, qui reste purement critique, ce n’est rien. La vérité n’existe pour nous que dans un ordre humain (jointure des deux sens du mot positif), scientifique, technique, esthétique ou social. La vérité est politique comme l’animal humain est politique, — en ce sens qu’elle ne se conçoit pas comme positive hors d’une cité : le Cours de philosophie positive qu’est-ce autre chose qu’une Cité des sciences, dont le nationalisme vigilant et jaloux (voyez le mépris curieux de Comte pour l’astronomie stellaire) fait la liaison et la solidité ?

Est-il besoin de marquer nous-mêmes les bornes d’une pensée qui les marque si expressément et se fait gloire de les marquer ? Est-il besoin de nous livrer à des variations sur le « libre » et le « vivant » pour qui M. Maurras réclame sarcastiquement la paire de guillemets familière à Brunetière ? Est-il besoin enfin d’expliquer les haines injurieuses et tenaces de M. Maurras contre le bergsonisme ? « je ne suis pas des fanatiques de la vie, écrit-il ; je ne crois pas que toute évolution soit avantageuse parce qu’elle est signe de vie[2]. » Il est naturel que M. Maurras soit l’adversaire d’une conception où l’intellectuel, le nombre, le pratique et l’avantageux, d’ailleurs réunis comme pour lui en un même ordre, sont placés au dehors ou tout au moins dans le narthex de la philosophie pure et vraie qui serait aperception immédiate de la vie. Et M. Maurras éprouve à peu près pour M. Bergson les sentiments de Tartarin à l’égard du savant allemand qui déclarait au nom de la critique, à la Tellskapelle, que Guillaume Tell n’a jamais existé.

Lorsque M. Maurras, en 1913, à propos d’une visite et de succès personnels de M. Poincaré dans le Midi rencontre dans le Temps cette phrase : « Le positivisme pratique a dominé l’idéologie déclamatoire », on comprend qu’il trouve un peu fort un propos qui méritait de rester mort-né dans la sciure de bois du Grand U, Deux lignes suffisent à faire justice de « l’identification insolente établie entre l’idéologie déclamatoire et le pays de Vauvenargues, de Gassendi,

  1. Anthinea, p. 17.
  2. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 367.