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définit l’Intelligence, au sens un peu spécial de groupe des écrivains professionnels. L’Intelligence, ainsi entendue, a été au XVIIIe siècle et au temps de la Révolution l’héritière des anciens pouvoirs qui abdiquaient alors devant l’écrit. Mais depuis 1830, avec le romantisme, la grande littérature attisa des révoltes ou s’isola dans des cénacles. Elle perdit le courant de la vie nationale. Elle occupe aujourd’hui un rang subalterne qui, vis-à-vis des autres valeurs sociales, deviendra de plus en plus bas.

Doit-elle chercher à reconquérir cette maîtrise, cette royauté ; qui parut sienne à la fin du XVIIIe siècle ? Mais qu’elle y prenne garde ? L’Intelligence par elle-même ne saurait raisonnablement vaincre, dominer : « La dignité des esprits est de penser, de penser bien, et ceux qui n’ont point réfléchi au véritable caractère de cette dignité sont seuls flattés de la beauté d’un rêve de domination[1]. » L’Intelligence peut seulement acquérir un pouvoir spirituel qui entre plusieurs pouvoirs en conflit lui permette de désigner le plus digne. Nous sommes en présence de deux pouvoirs possibles, celui de l’Or, celui du Sang. L’Intelligence peut se mettre au service de l’Or ; elle y est déjà, elle s’y engage de plus en plus, elle finira par y dissiper tout son prix spirituel. Mais qu’elle soit au service de l’Or, elle doit le dissimuler, elle ne saurait l’avouer. Au contraire elle peut avouer sans honte qu’elle se met au service du Sang, c’est-à-dire consacrer des valeurs de durée, d’hérédité, d’institution. Elle peut l’avouer par une déclaration publique, l’expliquer par sa logique, l’illustrer et le rendre sensible au cœur par un style, un art, un ordre esthétique. La seule action possible pour l’Intelligence, celle qui lui permettra de retrouver sa place normaie dans un pouvoir qu’elle aura suscité, reconnu et sacré, l’action dont M. Maurras dessine la courbe idéale dans l’Avenir de l’Intelligence, est celle à laquelle il s’est voué. Devant un horizon sinistre, « l’Intelligence nationale doit se lier à ceux qui essayent de faire quelque chose de bien avant de sombrer. Au nom de la raison et de la nature, conformément aux vieilles lois de l’univers, pour le salut de l’ordre, pour la durée et les progrès d’une civilisation menacée, toutes les espérances flottent sur le navire d’une Contre-Révolution[2]. »

Ce rapport de l’intelligence à l’action, ce passage de l’une à l’autre, ils ont pris, chez M. Maurras, leur rythme et leur réalité du drame

  1. L’Avenir de l’Intelligence, p. 23.
  2. Id., p. 99.