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d’en douter, sur peine d’injures exécrables. » L’antidreyfusisme de M. Maurras se cristallisa autour de deux faux, ou, comme disait Montaigne, « impostures », qui s’équilibrent vraiment de façon symbolique : celui du colonel Henry, que M. Maurras s’est efforcé de vider subtilement de toute apparence frauduleuse, et celui attribué jusqu’en août 1914, par chaque numéro de l’Action Française, à la Cour de Cassation. Celui-ci risquait, comme limite de son injustice possible, d’innocenter un coupable[1]. Le faux Henry risquait, comme limite de son injustice possible, de perdre définitivement un innoceht. Or la conscience publique a toujours jugé ce dernier crime beaucoup plus grave que le premier. Le salut du coupable (par exemple s’il dénonce ses complices, si le prince lui fait grâce, s’il jouit du droit d’asile, etc…) a été prévu par beaucoup de législations. Aucune n’a admis comme légalement possible la perte de l’innocent. M. Maurras non plus d’ailleurs. On sait que Dreyfus, quand il eût été déclaré innocent par arrêt de la Cour de Cassation, continua à être coupable pour les anti-dreyfusards d’avoir été le drapeau des dreyfusards, et même, pour certains dreyfusards, de n’être pas dreyfusard. Cette lutte religieuse rappela à bien des points de vue une autre grande lutte religieuse, celle du jansénisme au XVIIe siècle : ce n’est pas la faute de M. Paul Desjardins si Pontigny n’est pas devenu un Port-Royal, et, dans le paysage de passions soulevé du haut en bas de la France, le bordereau, comme les cinq propositions, ne parut plus qu’un petit point. M. Maurras parle quelque part de sa « critique concordante du romantisme, du germanisme et de la révolution, idées juives ou idées suisses, idées antiphysiques comme nous disions encore, ou, de façon plus pittoresque, Nuées. L’analyse de ces absurdités fut le principe de notre résistance aux fables dreyfusiennes[2]. » Quand une Affaire doit s’envisager à ce point de vue idéologique complexe et vaste, et qu’elle se relie à tout un pan de l’histoire humaine, depuis les migrations des Beni-Israël jusqu’à l’installation en France de la

  1. N’oublions pas, pour réduire à sa juste portée le talisman de M. Maurras, que, pendant tout le XIXe siècle, la Cour de Cassation, comme l’ancien conseil des parties dont elle est l’héritière, a toujours refusé tacitement de s’en tenir à la lettre de son mandat. Elle a interprété, spécifié la loi, elle s’est donné la charge d’élaborer une jurisprudence, et le pouvoir suprême en jurisprudence se confond pratiquement avec le pouvoir législatif.
  2. Kiel et Tanger, p. 378.