Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

I
LA SORTIE DE L’INDIVIDUALISME

M. Barrès commença par étonner ou scandaliser bien des gens par l’insolite apparent de sa sensibilité et de ses attitudes. On le confondit quelque temps avec d’excentriques porteurs de lys. Puis on affecta de croire que cet individualisme avait par un raffinement dernier coupé la queue de son chien. Depuis, M. Barrès a déclaré souvent qu’il n’avait rien eu à couper, et que si le Velu avait la queue courte, c’est qu’il était venu au monde comme cela. Nous n’avons nulle raison de le contester. M. Barrès a peut-être changé un peu plus qu’il ne le dit en toute bonne foi. Mais, de l’intérieur, ce changement se confond avec la vie. Nous nous croyons non seulement plus complexes, mais plus uns et plus suivis que les autres ne nous voient. Nous nous percevons sous l’aspect d’une durée continue, alors que l’œil d’autrui est porté à nous réaliser comme une suite de saccades analogues à celles qui font avancer l’aiguille d’une horloge pneumatique. Bien que le second point de vue aie aussi sa vérité, que nous puissions l’utiliser pour nous juger et nous éclaircir, le premier, celui de nous-mêmes sur nous-mêmes, n’en demeure pas moins le fondement sous-jacent de notre vérité. Quoi qu’il en soit du développement de M. Barrès, ce développement n’intéresse pas comme celui d’une nature d’exception, mais comme une courbe toute ordinaire et habituelle de la nature humaine. C’est là une des raisons qui lui font justement une place si importante dans notre vie d’aujourd’hui (ou qui la lui faisaient dans notre vie d’hier). Ainsi que les analystes classiques et les lyriques romantiques, il a raconté, se prenant comme source et type, en termes neufs, délicats et profonds, une aventure, des aventures intérieures qui sont à peu près celles de tout le monde. Tout le monde débute par un individualisme violent, qui ensuite se couvre, s’étoffe, se ploie aux conditions de la vie sociale. Tout le monde croit que cet individualisme découvre l’Amérique, et s’aperçoit ensuite que ce nouveau monde était déjà découvert. Tout le monde éprouve le modelage par la vie, un affine-