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ment par une usure, un enrichissement par les formes de sympathie humaine qui réparent et qui balancent cette usure. La suite des livres, des attitudes, des analyses de M. Barrès est une suite humaine, très humaine. En se regardant vivre, en alignant une littérature d’analyse dont la sincérité, la finesse, l’accent direct, sont servis par tous les dons d’un grand écrivain, il s’est tenu beaucoup plus près de l’humanité moyenne que ne l’ont fait les Senancour ou les Amiel. La manière dont il est sorti du moi, ou l’a élargi, est conforme au style classique tel que nous le reconnaissons dans Pascal ou dans Sainte-Beuve. C’est de l’étude de lui-même, c’est de l’analyse du Moi, que l’Apologie de la Religion chrétienne veut mener son lecteur au cœur du christianisme : elle ne le sortira de lui qu’après l’avoir puissamment enfoncé en lui. Et, comme cette acropole de la foi, la grande terrasse d’intelligence que sont Port-Royal et les Lundis prend racine dans les jardins inférieurs et méticuleux d’analyse que sont les Pensées d’août et Volupté. Eux aussi pourraient dire : « D’autres se décomposent par l’analyse ; c’est par elle que je me recompose et que j’atteins ma vérité »[1].

Il est fort juste que M. Barrès dédie Un Homme Libre aux collégiens. Les Trois Idéologies, qui trouvèrent tout de suite leur public, exprimaient parfaitement les façons de sentir et de penser auxquelles s’essayaient avec la même fièvre et plus de gaucherie les adolescents parisiens autour de 1889. Plus exactement elles sont le livre de l’internat universitaire, — que le Roman de l’Énergie Nationale prolongera. Cette vie artificielle qui fripe et froisse une âme, rend plus grossières les âmes grossières, mais plus fines les âmes fines, leur donne de force l’habitude de la vie secrète, aide à construire des palais orientaux, murs communs à l’extérieur, rêve et délice au dedans. Effet très ordinaire des institutions égalitaires qui fournissent chez nous depuis un siècle et quart les verges dont elles sont fouettées. L’institution universitaire vers 1889 conduisait à la tour d’ivoire, et M. Barrès écrivit dans Sous l’œil des Barbares le livre de cette tour. Je l’ai lu moi-même pour la première fois dans la vieille tour du lycée Louis-le-Grand qui porte les inscriptions Horœ Europeœ et Astronomicœ et qui encastrée aujourd’hui dans la bâtisse neuve y rappelle seule à peu près l’ancien collège de Clermont : un été où quelques philosophes avaient trouvé le filon de passer dans les combles du vieux collège

  1. Scènes et Doctrines, p. 12.