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contradiction des Barbares… Tout le livre c’est la lutte de Philippe pour se maintenir au milieu des Barbares qui veulent le plier à leur image »[1]. Cette lutte, si provisoire qu’elle soit, si illusoire qu’elle apparaisse plus tard, est nécessaire : c’est la lutte pour l’existence. Un peuple ne passe pas autrement à l’être : l’Espagnol en luttant contre le Maure, le Français contre l’Anglais, l’Allemand contre le Français, l’Italien contre l’Autrichien, se sont créés comme nation, « Le premier point c’est d’exister. Quand ils se sentiront assez forts et possesseurs de leur âme, qu’ils regardent alors l’humanité et cherchent une voie commune où « harmoniser »[2]. Tel est le début de toute belle destinée humaine individuelle ou nationale, ou même de toute grande œuvre d’art ou de pensée. Il y faut cette préparation des dessous dont les grands philosophes œkistes ont donné dans le γνῶθι σεαυτον (gnôthi seauton) et le Cogito le schème étoilé. L’Évolution de l’Individu dans les Musées de Toscane transpose les mêmes idées, d’une manière ingénieuse et appliquée, dans le monde de l’art.

Mais « voici qu’à Milan devant le sourire du Vinci le Moi fait sa haute éducation ; voici que les Barbares, vus avec une plus large compréhension, deviennent l’adversaire, celui qui contredit, qui divise. Ce sera l’Homme libre, ce sera Bérénice »[3]. Le sourire du Vinci (au fait il est tout au Louvre ; on ne sourit point dans les Léonard de Milan) paraît bien un artifice quelque peu scolastique comme l’Athéné des Barbares. Admettons qu’il exprime l’acceptation, l’indulgence, et qu’il élargisse l'âme comme il élargit les parties fines du visage : passage de la contraction à la distraction. « Le mépris des individus a de l’allure, mais nulle fécondité : à l’usage il ne vaut pas plus que la philosophie du doute subjectif. Il fait partie des vérités de cabinet »[4]. Le rapprochement est parfaitement exact : un lycéen très intelligent, un de ces jeunes juifs de Condorcet, par exemple, débute à peu près nécessairement par ce mépris des individus et cette philosophie du doute objectif, les émeut du même fonds et les nourrit des mêmes aliments, les abandonne en même temps au contact de la vie. À moins de remâcher toujours le même vide, de se tenir en dehors des nécessités humaines, on ne saurait y demeurer. Sous l’œil des Barbares, comme

  1. Le Culte du Moi, p. 24.
  2. Id., p. 21.
  3. Id., P. 28.
  4. Les Déracinés, p. 164.