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la plupart des livres de M. Barrès, est d’ailleurs conçu et donné comme un passage. « Cette légende alexandrine, qui m’engendra jadis à la vie personnelle, m’enseigne que mon âme, étant remontée dans sa tour d’ivoire qu’assiègent les Barbares, sous l’assaut de tant d’influences vulgaires se transformera. Pour se tourner vers quel avenir ? Tout ce récit n’est que l’instant où le problème de l’avenir se présente à moi avec une plus grande clarté… Toi seul, ô mon maître, je te supplie que par une suprême tutelle tu me choisisses le sentier où s’accomplira ma destinée. Toi seul, ô maître, si tu existes quelque part, axiome, religion ou prince des hommes. » Ce sont là les derniers mots du livre, l’horizon qui met derrière les livres suivants une sensibilité dépassée.

À aucun moment même, je crois, M. Barrès n’a dû s’arrêter d’une manière quelque peu stable au doute subjectif et au mépris des individus. Notons d’ailleurs que la question de la réalité du monde extérieur, posée superbement par les professeurs de philosophie devant leurs élèves ébaubis, est alors purement verbale. Il faut pour la saisir — je ne dis pas pour la résoudre — une réflexion étendue sur plusieurs années et une intelligence spécialisée. M. Barrès ne s’est point attardé dans ces méandres, et il n’a tiré de la philosophie du doute subjectif que son contenu utile et sec : « Il y a en nous un certain nombre d’appétits qui ne peuvent se satisfaire que dans cette relation avec le monde des apparences, dite vie active. Je leur ai trouvé là des joujoux ; et la certitude que j’ai de l’inanité de tout ce qu’ils poursuivent me laisse une parfaite indifférence quant aux résultats, et une profonde paix intérieure tandis qu’ils bataillent contre des apparences »[1]. Le doute a pour effet et pour bienfait (et Descartes donne toujours ici le schème supérieur qui se retrouve dans toutes ces formes plus grossières) d’éliminer de nous l’adventice, l’appris, l’extérieur pour nous permettre de nous développer selon nous-mêmes. « Ma méthode valait pour des esprits qui constatent douloureusement à vingt ans la contradiction et le sans racines de toutes les notions dont on les a chargés »[2].

De cette contradiction et de ce « sans racines » deux conséquences.

Échapper à ce sentiment douloureux de la contradiction par la souplesse intérieure de la pensée, la souplesse verbale de la phrase, l’ondulation d’une ligne vivante capable de comprendre successivement

  1. Toute Licence sauf contre l’Amour, p. 174.
  2. Id., p. 175.