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manière sensible à M. Barrès est celle de savoir lequel de ces deux plaisirs produit plus de rendement, celui qui découvre la vie comme une source vierge, ou celui qui la rattache à une longue série, à une image d’expériences et de conscience accumulée. L’Homme Libre, avec la lettre à Simon, finit sur la note de liberté hyperbolique. « Je vais jusqu’à penser que ce serait un bon système de vie de n’avoir pas de domicile, d’habiter n’importe où dans le monde. Un chez soi est comme un prolongement du passé ; les émotions d’hier le tapissent. Mais, coupant sans cesse derrière moi, je veux que chaque matin la vie m’apparaisse neuve, et que toutes choses me soient un début »[1]. D’autre part cinquante pages plus haut M. Barrès écrit : « Mon être m’enchante, quand je l’entrevois échelonné sur des siècles, se développant à travers une longue suite de corps. Mais dans mes jours de sécheresse, si je crois qu’il naquit, il y a vingt-cinq ans, avec ce corps que je suis et qui mourra dans trente ans, je n’en ai que du dégoût. » Il appartient à l’élan juvénile, à la plénitude de vie, de s’essayer dans les deux directions, de sonder l’une et l’autre profondeur de plaisir. Mais pour faire de la vie une œuvre harmonieuse, pour lui donner une direction générale, il faut choisir ; demeurer penché sur l’avenir ou incliné sur le passé. On ne peut jeter ses mains à la fois sur les deux côtés du temps. M. Barrès a été au parti le plus riche, à celui aussi qui après le Jardin s’accordait le mieux à certaine pente descendante, à certaine phase historique de son être, à une sensibilité romantique d’Épigone utilisée par une volonté positive et sèche : « J’ai trouvé une discipline dans les cimetières où nos prédécesseurs divaguaient, et c’est grâce peut-être à l’hyperesthésie que nous transmirent ces grands poètes de la rêverie que nous dégageons des vérités positives situées dans notre profond, subconscient »[2]. La discipline barrésienne a réussi élégamment à trouver un équivalent mécanique de cette chaleur, à employer l’hypèresthésie pour en faire de l’intelligence, à faire luire de l’intensité de la chauffe l’intensité d’un foyer lumineux. L’analyse de l’Homme Libre résolvait d’ailleurs l’image du Moi en des images de collectivités, Églises, intercesseurs, Lorraine, Venise. Le Moi y apparaissait comme une poussière d’individus intérieurs, la même qui avec l’Évolution de l’Individu dans les Musées de Toscane, allégorise le « petit peuple des musées. » L’analyse perçoit, dans l’âme,

  1. Un Homme Libre, p. 224.
  2. Amori et Dolori sacrum, p. VII.