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ressentait cette sorte de paresse morne que donne le bromure[1]. » M. Barrès nous l’apprend dans Un Homme Libre. « En 86, je pris du bromure ; je ne pensais plus qu’à moi-même. Dyspepsique, un peu hypocondriaque… » L’usage de ce produit pharmaceutique paraît donc accompagner chez M. Barrès les moments où il pense à lui, où il se pense lui-même et se pèse à lui-même, avec excès. Alors le déterminisme où son âme et son corps sont pris paraît l’emplir de dégoût : « J’aime voir l’orgueilleux cochon qui entre à un bout de la machine en faisant mille difficultés, toujours les mêmes, et qui sort à l’autre bout en belles saucisses et jambons[2]. » Il n’en a que plus de mérite à trouver dans ce déterminisme une raison de jouir, de penser et d’agir : « De plus en plus dégoûté des individus, je penche à croire que nous sommes des automates. Nos élans les plus lyriques, nos analyses les plus délicates sont d’un ordre tout à fait général. Enchaînés les uns aux autres, soumis aux mêmes réflexes, nous repassons dans les pas et dans les pensées de nos prédécesseurs[3]. » Dans le Jardin, dans l’Ennemi des Lois, ce dégoût des individus, transposé en goût pour l’inconscient, pour la mort, pour le mystère des foules sensitives et souffrantes, s’incorporait fort naturellement au culte du Moi. M. Barrès, qui est un artiste et fort peu un logicien, qui se préoccupe de rendre exactement les nuances de sa sensibilité plutôt que de les ordonner en un tableau compact et vigoureux, a toujours suivi sur une même ligne de pensée le goût de l’individu, qui se confond avec le goût de la vie, et le dégoût de l’individu qui se confond avec le goût de ce qui dépasse l’individu en s’appuyant sur lui, c’est-à-dire avec un goût encore de l’individu. Comme Platon l’a longuement montré dans la République, la cité qui n’est que l’individu agrandi appartient au même ordre et le révèle à lui-même comme un miroir grossissant. M. Barrès dépasse-t-il, accroît-il, nie-t-il l’individu ? Ni l’un ni l’autre et tous trois successivement dans l’unité d’une même ligne : « Je veux me modeler sur des groupes humains, qui me feront toucher en un fort relief tous les caractères dont mon être a le pressentiment. Les individus, si parfaits qu’on les imagine, ne sont que des fragments du système plus complet

  1. Leurs Figures, p. 271.
  2. Le Voyage de Sparte, p. 143.
  3. Scènes et Doctrines, p. 112.