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qu’est la race, fragment elle-même de Dieu »[1]. Sur la nature de « Dieu » M. Barrès n’est d’ailleurs pas très fixé, car dix lignes plus haut il vient d’appeler Dieu, comme dans tout le reste de l’Homme Libre, le Moi. Mais précisément si le moi se fond dans la race, la race se recompose consciemment dans le moi. La ligne dont nous parlions plus haut devient un cercle. Le sentiment des groupes humains apparaît, en même temps que comme un déterminisme de l’individu, comme une libération de l’individu. Les élèves de l’Université « ne comprennent guère que la race de leur pays existe, que la terre de leur pays est une réalité, et que, plus existant, plus réel encore que la terre ou la race, l’esprit de chaque petite patrie est pour ses fils instrument de libération »[2]. Il est de fait que le problème de la liberté et du déterminisme, qui reste, dans l’enseignement de la philosophie, si théorique, gagnerait en clarté à être exposé sur un exemple concret comme celui-là : comme du vin solide qui supporte l’eau, les idées de M. Barrès supporteraient parfaitement ici la systématisation.

Aussi bien en ce qui regarde M. Barrès qu’en ce qui concerne toute vie intérieure un peu poussée, c’est exactement la même chose qui peut s’appeler enrichissement du moi ou négation du moi. On ne s’enrichit qu’en sortant de soi, on ne vit qu’en se dépassant, on n’atteint quelque bonheur qu’en s’oubliant. Il y a quelques vieux truismes de vérité morale éternelle que nous ne pouvons, depuis les Grecs, que répéter, au même titre que leurs démonstrations géométriques. La contradiction apparente des termes vient de ce que la vie intense comporte indifféremment les étiquettes extérieures les plus opposées. Il en est ici de nos pensées claires et définies comme de nos actes : « Les actes n’ont aucune importance, car ils ne signifient nullement l’âme qui les a ordonnés et ne valent que par l’interprétation qu’elle leur donne »[3]. Nos actes ce n’est pas nous, c’est ce que les autres voient de nous ; les termes par lesquels nous exprimons notre âme ne sont pas davantage cette âme, mais une manière de la présenter aux autres. « L’important n’est point les formules par lesquelles on exprime son émotion, mais d’être un peu échauffé par la vie »[4]. Cette émotion, cette chaleur de vie, resteront à peu près identiques en s’exprimant selon

  1. Un Homme Libre, p. 21.
  2. L’Ennemi des Lois, p. 26.
  3. Un Homme Libre, p. 149.
  4. Les Déracinés, p. 33.