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de M. Barrès élaborent de même, comme une eau distillée, de la vie, aussi pure que possible de ce mélange pédant, la vie que les personnages de l’Ennemi partagent avec le Velu, et qui vaut à celui-ci une situation de moniteur à l’institut de psychothérapie. Vers l’époque où parut l’Ennemi des Lois, le monde philosophique universitaire était très occupé par la thèse que M. Bergson venait de soutenir précisément pour distiller dans un laboratoire de philosophe professionnel cette notion de la vie pure. Il me souvient qu’on reprochait à sa théorie de la vie et de la liberté de montrer la vie psychique plus pure et la liberté plus grande chez l’animal que chez l’homme. L’Évolution Créatrice a révélé depuis quel rapport cette objection, ou cette remarque, peut soutenir avec les thèses fondamentales du bergsonisme. Mais il serait facile de dégager les analogies entre les théories de M. Bergson et le sentiment vif de la vie pure, du spontané, que le Jardin, l’Ennemi, les Amitiés, expriment en dts langages différents. Surtout il serait facile de leur reconnaître des origines dans un romantisme commun, dans cette présence musicale de la vie, que Rousseau, le romantisme allemand, et tant d’autres sources ruisselantes ont fait entrer si avant dans la sensibilité moderne : « Ô mon cher Rousseau, mon Jean-Jacques, vous l’homme du monde que j’ai le plus aimé et célébré sous vingt pseudonymes, vous un autre moi-même[1]. » M. Barrès se traitera-t-il un jour lui-même de musicien extravagant ?

Mais cette « vie pure de tout mélange pédant » est, comme l’eau distillée, une abstraction de laboratoire. L’eau vivante porte en suspension des matières qui tendent à stabiliser l’organisme nourri par elle, à construire autour de cet organisme une coquille protectrice. L’acte de la vie n’est pas seulement de couler selon sa loi de mobilité, mais de suivre cette loi avec une mauvaise conscience, de chercher l’unité, de se réaliser en fixité. Nous naissons tous platoniciens, dit M. Bergson. Plutôt nous naissons avec une tendance à le devenir. « Pour une âme de qualité, dit M. Barrès, il n’est qu’un dialogue, c’est celui que nous tiennent nos deux moi, le moi momentané que nous sommes et le moi idéal où nous nous efforçons[2]. » Cet effort platonicien vers un moi idéal, ou plutôt cette réalisation d’un moi plastique, matériel et solide, nous le suivons tout le long de la vie de M. Barrès, nous le

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 90.
  2. Id., p. 119.