Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/117

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et le nationalisme de M. Barrès gardent entre eux exactement le rapport de la masse vivante à la coquille, — que la coquille se moule sur le corps qui l’a à peu à peu, à petits coups d’expériences, secrétée. M. Barrès n’est pas un Bernard-l’Ermite, qui se loge dans une coquille toute faite. Il a construit la sienne aux mesures de son corps. L’intérêt de son œuvre consiste précisément à nous permettre de manier une intelligence déposée immédiatement par une sensibilité, de suivre de l’une à l’autre l’une des opérations supérieures de la vie.

Aussi est-il devenu naturellement, par la conscience même qu’il avait de cet état, le théoricien d’une telle conception de l’intelligence, celle même que tant d’empiristes français et anglais ont traitée sur le plan de la psychologie didactique ou de la critique littéraire. Sur cette place commune se réuniraient les voies par ailleurs si divergentes, de Michelet, de Sainte-Beuve, de Taine. Et d’ailleurs n’est-ce pas le postulat même de toute œuvre d’art touchant à l’intérieur de l’homme, que nos idées ne soient pas pures, mais indiscernablement mêlées de sentiment, que l’on ne sache pas, par exemple, et qu’André Maltère lui-même ne sache pas si André Maltère « cède, en biffant les lois, à une utopie de cabinet ou à un attrait moins cérébral ? » Dès son premier jour, M. Barrès a voulu aller de la sensation à l’idée, ne pas couper les communications entre elles, comme une armée qui ne s’avance pas sans garder le contact avec ses centres d’approvisionnement. De là le sens et le goût de la vérité vivante, la défiance, le dégoût de la vérité objective, froide, classée. Exaltant le Sainte-Beuve de la vingtième année, il écarte dédaigneusement le critique et son « travail obstiné de bouquiniste ». Le Voyage de Sparte est d’un bout à l’autre un malaise, un hérissement, un refus devant la vérité toute intellectuelle. Du Charles Martin de Bérénice au Ribot de Leurs Figures, il n’a pas caché son dégoût pour les « produits décharnés de l’École ». Les Trois Idéologies, l’Ennemi des Lois, les Déracinés, les Amitiés Françaises, c’est-à-dire le massif principal de l’œuvre de M. Barrès, sont commandés par le point de vue qu’exprime une petite phrase dans la préface de l’Ennemi des Lois : « Les préjugés qu’on impose à nos enfants dans nos écoles et ailleurs contredisent leurs façons de sentir. » Il a souffert de ces préjugés, bénéficié de la réaction qu’ils provoquaient en lui. De là, haine de ses mauvais maîtres, — bienfait des froissements, de la souffrance qui l’ont éclairé sur lui-même, des Barbares qui lui ont donné en le forçant à la retraite et à la défense le goût de la vie secrète et de l’analyse, — idée d’un monde heureux où la