Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/142

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bonne leçon de rhétorique, et non seulement de l’art du lettré, mais quel guide pour penser ! Lui, le bel objet, ne nous fait pas voir une symétrie à la française, mais la logique d’une âme vivante et ses engendrements… Sans se renier, sans s’abandonner, il a tiré des conditions fournies par la réalité le meilleur parti, le plus utile[1]. » Le platane de M. Taine occupe, avec une très juste entente de la perspective, le centre des Déracinés, Idée d’une vie soumise à la terre, à l’opération profonde des racines obscures, à la fixation sans hâte de la lumière dans les masses de sa chevelure et dans le poids de son tronc lisse. Et tout cela, comme le motif arménien d’Astiné Aravian, se trouvait esquissé dans un morceau de Du Sang écrit en 1893, un an avant que M. Barrès commençât les Déracinés : Amitié pour les Arbres : « De la petite table où j’écris, par un coin de rideau levé, je vois, dans le jardin de mon voisin, un grand arbre, grave et patient sous la neige. Sous ce ciel bas et gris il paraît immense ; encadré par ma fenêtre, il m’emplit tout l’univers… Côte à côte nous nous transformons selon notre instinct. L’admirable force que la sienne, si sûre, si paisible ! Quel modèle pour un travailleur[2]. » Les Déracinés sont en effet l’œuvre la plus travaillée, la plus dense, — et peut-être la plus forte — de M. Barrès. Il nous plaît d’imaginer qu’elle fut conçue et composée dans la présence d’un bel arbre, et qu’un peu de cette présence descendit, s’incorpora dans l’œuvre.

Le meilleur et le plus solide des idées de M. Barrès a trouvé dans cette métaphore végétale une illustration, un appui. L’auteur des Déracinés est aussi redevable à la métaphore de l’arbre que Spencer l’était à celle de l’organisme social, Tarde à celle du cerveau social. Que la métaphore soit d’ailleurs aussi fossile que celle de l’organisme et du cerveau, M. André Gide l’a montré en quelques remarques justes que Rémy de Gourmont cita et commenta avec joie. Quoi qu’il en soit, et bien que sa santé lui vienne de ses déracinements, comme à M. Barrès lui-même, cet arbre idéal porte dans ses branches les fruits que la vie méthodiquement suivie, pensée, réglée, a produits en M. Barrès. L’arbre exprime chez lui une sorte de philosophie de la terre qui comporte quatre caractères : spontanéité, continuité, assimilation, discipline.

« Un arbre, sans rien soupçonner des belles théories de l’École

  1. Les Déracinés, p. 200.
  2. Du Sang, p. 295.