Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/151

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Venise indécise, molle, diaprée, comme une méduse, comme la nuée de Polonius, et qui se prête docile à toutes les rêveries, beauté liquide, féminine, plastique, de laquelle se connaît le maître un esprit nomade et souple. Dans Un Homme Libre M. Barrès vient aux lagunes pour se « conformer » à Venise. Mais ensuite « aux attraits que cette noble cité offre aux passants, je substituais machinalement une beauté plus sûre de me plaire, une beauté selon moi-même[1]. » Dans sa construction religieuse autour du Culte du Moi, la Venise de ses jeunes années c’est l’Église triomphante, une photosphère idéale de lui-même, qui soit le Moi extériorisé et sur l’exemple de laquelle se réglera le Moi intérieur : « Au lieu de replier ma sensibilité et de lamenter ce qui me déplaît en moi, j’ordonnerai avec les meilleures beautés de Venise un rêve de vie heureuse pour le contempler et m’y conformer. » Tandis que la Lorraine lui offrait une image de lui-même par ce qu’elle gardait de timide et d’incomplet, Venise disposait une gerbe de feu pour développer ses désirs.

Déjà dans cette Église triomphante l’irréel et l’idéal se confondaient avec la mort, les figures du désir sans objet avec les nuances du rêve comme avec cette conscience de l’impossible qui nous montre pour seule fin logique une tombe. « Rêve fait de tous les soupçons de beauté qui me troublent parfois jusqu’à me faire aimer la mort, parce qu’elle hâte le futur[2]. »

Douze ans plus tard, dans la Mort de Venise, la ville des mers, sur laquelle les nuées d’été disposèrent un soir l’Église triomphante, ne dégage plus que les puissances nues et mûres, âprement conscientes, de la mort. L’Église triomphante est redevenue l’Église souffrante. C’est le moment où M. Barrès monte dans la gondole noire, atteint le fond de sa plus morne et plus lourde dépression, passe par cette chambre funéraire où le milieu de la vie paraît successivement enfermer pour un temps toute sensibilité romantique. Quand Sturel voyage en Italie « il avait à se plaindre d’une femme. Aussi éprouva-t-il la beauté des objets et de la nature avec plus de sensibilité »[3]. M. Barrès pense avoir à se plaindre de désillusions politiques (le dreyfusisme triomphe), d’échecs électoraux (M. Barrès qui a cessé d’être prophète à Nancy ne l’est point devenu à Neuilly)

  1. Un Homme Libre, p. 171.
  2. Id., p. 164.
  3. L’Appel au Soldat, p. 17.