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et peut-être d’autres chagrins. Les sentiments qu’il apporte à Venise ne sont point très différents en nature de ceux que nourrit dans le parc de Versailles Bouteiller évincé par Suret-Lefort. Mais tandis que Bouteiller à Versailles « marche comme un loup maigre dans les bois de décembre » et ne cherche qu’à brûler dans l’air et la verdure l’âcreté de ses humeurs, un prince des lettres romantiques va prendre à Venise la suite de ses pairs, y marcher drapé comme Chateaubriand dans le crépuscule des villes mortes : « Ici, disait-il dans l’Homme Libre, se réfugièrent des rois dans l’abandon et des princes dans le marasme. Venise est douce à toutes les impériosités abattues. »[1] Il ne l’a point oublié, et douze ans plus tard il lui apporte son marasme pour qu’elle en fasse de la beauté. Alors, encore, c’est la ville de ceux « qui s’acceptent comme diminués, touchés dans leur force, leur orgueil, leur confiance »[2]. « Images constantes de notre échec qu’une ville dégradée nous met constamment sous les yeux[3]. » C’est « la musique monotone de chambre close qui berce un vaincu quand, sur la lagune, il se gorge de solitude. » La Mort de Venise est une « solitude » qui dans Amori et Dolori Sacrum s’équilibre par cette autre solitude : le 2 novembre en Lorraine. Ainsi la Lorraine et Venise formaient, dès l’Homme Libre, les deux strophes alternées de son chant, là-bas de son chant de vie, ici de son chant de mort. Un long morceau, sur Une Impératrice de la Solitude, les réunit. Elisabeth d’Autriche prend ici la place de Marie Bashkirtseff : une Notre-Dame du Sleeping agrandie et parée de perles. Impératrices de la Solitude, c’est le nom que reçoivent à Venise, cristallisées de sels roses, les impériosités abattues : « En Italie, pour un jeune homme isolé et romantique, c’est Venise qui chante le grand air. À demi dressée hors de l’eau, la sirène attire la double cohorte de ceux qu’a touchés la maladie du siècle : les déprimés et les malades par excès de volonté »[4].

La présence d’une Venise sur la terre nous atteste, par des puissances de beauté, que la mort est liée à la vie au point de lui donner le meilleur de son sel et de sa saveur. Le Barrès de l’Homme Libre a épousé, comme du Bucentaure d’où tombait l’anneau d’or, sur la lagune de Venise l’Église triomphante. Mais, dans la Mort de Venise, une émo-

  1. L’Appel au Soldat, p. 181.
  2. Amori et Dolori sacrum, p. 111.
  3. Id., p. 113.
  4. L’Appel au Soldat, p. 22.