Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/153

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tion plus délicate est d’épouser en elle cette Église souffrante, d’en faire un reposoir aux luttes médiocres de l’Eglise militante : « Au terme d’un livre fameux, Condorcet, qui vient de tracer le tableau des progrès de l’esprit humain, déclare : Cette contemplation est pour moi un tranquille asile où le souvenir de mes persécuteurs ne peut pas me poursuivre. Cette phrase qui me touche vivement ne me vint jamais à l’esprit quand j’essayais de m’imaginer la Venise glorieuse, mais plusieurs fois elle exprima délicieusement ma pensée intime, tandis que j’errais aux solitudes de la Venise vaincue. Le génie commercial de Venise, son gouvernement despotique et républicain, la grâce orientale de son gothique, ses inventions décoratives, voilà les solides pilotis de sa gloire ! Nulle de ces merveilles pourtant ne suffirait à fournir cette qualité de volupté mélancolique qui est proprement vénitienne. La puissance de cette ville sur les rêveurs, c’est que, dans ses canaux livides, des murailles byzantines, sarrasines, lombardes, gothiques, romanes, voire rococo, toutes trempées de mousse, atteignent, sous l’action du soleil, de la pluie et de l’orage, le tournant équivoque où, plus abondantes de grâce artistique, elles commencent leur décomposition »[1]. Ce tranquille asile que Condorcet, fils du XVIIIe siècle, cherchait dans la contemplation des progrès de l’esprit humain, un romantique du XIXe siècle, un héritier de Chateaubriand le cherche dans la contemplation de la mort et de l’humanité qui se détruit. La beauté sensuelle qu’évoquent et font lourdes ces phrases de musique, c’est la beauté de ce qui va cesser d’exister. Un Condorcet peut oublier vraiment ses persécuteurs, en pressant contre son cœur, comme une postérité, l’avenir, en se pressentant ce qu’il deviendra, le père spirituel d’Auguste Comte. Mais n’est-ce point le souvenir de vos persécuteurs qui dans cette beauté de la mort vous hallucine, le souvenir de vos ennemis, et l’image de la force, ennemie de vous, qui est en vous ? Achèverez-vous de mourir là-bas des coups qu’ils vous ont donnés ?

Peut-être non… Comme au fil serpentin du Grand Canal, après ce tournant équivoque un autre tournant équivoque. « Le centre secret des plaisirs, tous mêlés de romanesque, que nous trouvons sur les lagunes, c’est que tant de beautés qui s’en vont à la mort nous excitent à jouir de la vie »[2]. Souci de la vie intérieure qui cristallise autour de

  1. Amori et Dolori sacrwn, p. 21.
  2. Id., p. 36.