Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/155

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Léopold Robert, suicidé par un amour désespéré pour une princesse d’Italie qui porte le nom de Bonaparte. « Ce printemps de 1835 est magnifique de sentimentalité romantique. C’est le suicide de Léopold Robert qui brûle avant de mourir les lettres de sa princesse ; c’est la rupture de Vigny avec madame Dorval ; c’est le conflit de Musset avec madame Sand. Et l’on remarque qu’à deux de ces fièvres le paludisme de Venise collabore activement. » On imagine bien l’auteur d’Un Amateur d’Âmes retrouvant dans le paludisme de Venise la suite de ses fièvres et plaçant une image de sa tragédie intérieure dans le sillage de ces princesses romantiques.

Théophile Gautier, sur le nom de qui chante, élémentaire et nu, un peu ingénu et gros, le motif du voyage. Cette musique, qui fut la sienne, M. Barrès en une jolie page à la façon des programmes de concert essaye de la résumer : « Un homme s’imagine qu’il serait mieux où il n’est pas. » Et de ses désillusions, de ses impossibilités, « cette nostalgie, cette grande fatigue que cause une perpétuelle et vaine tension de l’âme… Il se convainc que toute la terre est gâtée, et sans cesser de poursuivre les parties excellentes qu’elle conserve, il éprouve un dégoût fait de saturation et d’exigence, parce qu’il voudrait participer à la civilisation totale dont il croit que ces parties sont des survivances fragmentaires. » Cet appétit de totalité qui veut compléter la Lorraine originelle par la Venise marine, le Callot que dans la gravure de Lemud une bohémienne mène à l’Italie, et cette union des contradictoires qu’est le maximum d’analyse avec le maximum de sensation, tout ce barrésisme est ici fort bien transposé sur la personne de Gautier. Seulement, là où Gautier, gros bonhomme pittoresque qui flotte à la dérive, est agi par les circonstances, M. Barrès les utilise, les exploite, les domine par une méthode.

Taine, qui vint rêver sur un banc de marbre du quai des Esclavons. N’est-il point, lui aussi, une possibilité qu’imaginerait de lui M. Barrès, une valeur analogue à celle de Rœmerspacher à côté de Sturel ? M. Barrès, qui convoque, sur la lagune, à l’occasion de ses mécomptes, tout le conseil romantique des dégoûtés de la vie, se souvient que ce dégoût toucha et saisit fortement aussi le raisonnable M. Taine. Contre ce dégoût Taine s’abrite dans une tâche, un travail systématique, se réfugie dans les palais d’idées qui paraissent à M. Barrès si froids, si inconfortables à habiter. « Sa peur de la vie ne lui permit jamais les expériences préalables. » M. Barrès qui jugeait dans l’Homme Libre que rien ne fut jamais pensé d’estimable hors d’un fauteuil, épouse sur