Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/156

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le banc dur et froid des Esclavons l’attitude de M. Taine : « Nul homme réfléchi ne peut espérer. Acceptation de l’échec, connaissance que toute vie, nécessairement, implique un échec, voilà qui enrichit le sens de cette Venise considérée comme le refuge des vaincus. »

Wagner enfin qui, malheureux d’un amour impossible, vient composer à Venise le deuxième acte de Tristan. Là c’est Venise qui se défait, s’annule dans la musique, dépose Wagner au rivage sonore, et n’est plus ensuite que « la barque qu’il repousse après avoir touché la rive… Dès lors, Venise, tu nous deviens inutile… Effondre-toi sous la lagune. Que les grandes ondes de l’océan musical s’épandent, que les vagues sonores noient et anéantissent tous les accidents. » Le Conseil des Dix est suspendu entre ces deux musiciens, Chateaubriand et Wagner. Et la Mort de Venise est certainement une des belles musiques de la prose française. Ces pages, comme l’eau sur le canal derrière une gondole en fête, sont trempées, saturées de musique. Du pressé, de l’essentiel : c’est écrit dans la volupté de dépasser tout l’oratoire, de sauter les images et les idées intermédiaires, de n’être plus que les étoiles d’artifice en pluie dans une « ville qui fait sa splendeur, comme une fusée au bout de sa course, des forces qu’elle laisse retomber ». On a besoin d’un effort pour retrouver sous cet écroulement de roses le sentiment ingrat et la sèche péripétie qu’elles recouvrent : un échec électoral. Dans les dernières pages de Leurs Figures Sturel et Bouteiller promènent au long du grand Canal de Versailles des sentiments parallèles : « Je souffre dit Sturel du mépris de Saint-Phlin, de Rœmerspacher, de Suret-Lefort, de Mme de Nelles, qui me tiennent pour un révolté. — Je souffre dit Bouteiller de l’affront que m’a fait mon parti ; si je pense au succès de Suret-Lefort qu’applaudit à cette heure la Chambre, je ressens les tortures d’un amant qui sent qu’à cette minute sa maîtresse caresse son rival[1]. » Au fil du Grand Canal de Venise M. Barrès redit les mêmes plaintes, mais nourries des rythmes de Chateaubriand et des musiques de Wagner : « Ville vaincue, convenable aux vaincus. Comme un amant abandonné au lit de sa maîtresse, glisse toujours vers le centre où leurs corps réunis d’un poids trop lourd ont pesé, le véritable voluptueux dans Venise revient toujours à quelques psaumes monotones… Tel un sultan dépossédé, dans les villes bleuâtres de l’Asie, des femmes que la nuit embellit, des roses que la nuit parfume, du jet d’eau que le sérail

  1. Leurs Figures, p. 293.