Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/161

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

I
LES VIES POSSIBLES

Si fortement qu’il soit tourné vers lui-même, M. Barrès n’en a pas moins écrit des romans peuplés de personnages vivants. La plupart de ces personnages nous apportent des lumières sur lui, et ils ne sont pas lui. Ou plutôt ils sont lui virtuellement. Le romancier ou l’auteur dramatique qui anime les individus de son œuvre les fait avec ses possibilités à lui, ses « moi » latéraux, comme la femme fut créée d’une côte de l’homme. Il oscillera dès lors entre deux extrémités. Ou bien il créera avec son sang et son cœur des personnages qui seront lui-même, sauf qu’il parlera à la troisième personne : tel l’Adolphe de Benjamin Constant. Ou bien il les créera, avec son imagination, de vapeurs et de fantaisies situées au lointain de lui-même, comme ses utopies : c’est le cas de tous les auteurs dramatiques et des grands romanciers constructeurs de vie, comme Balzac, Flaubert, George Eliot ou Dostoiewsky. Entre les deux, telles figures qui représentent l’auteur reconnaissable, mais idéalisé, comme le Saint-Preux de la Nouvelle Héloïse ou le Dominique de Fromentin, ou Lelia ; telles autres qui sont faites avec des parties abstraites et recomposées de lui, comme Julien Sorel et Fabrice Del Dongo. Sur cette ligne glissante et graduée on peut situer facilement M. Barrès.

D’autant plus facilement qu’il amène en lui cet état littéraire à la pleine conscience. La vie multiple, la vie double, sont données dans sa nature : tantôt il les goûte voluptueusement, tantôt il accomplit un effort méthodique, énergique, à moitié réussi, pour s’ordonner et s’unifier. Mais précisément la vigueur de cet effort est en raison directe de la diversité et de la divergence de ces directions. Pour un homme doué d’imagination, voilà un excellent état d’âme où créer avec ces directions des personnages intéressants.

L’idéal serait évidemment de vivre également toutes ces vies, et, puisqu’elles peuvent se résumer en deux versants opposés, de sentir le plus possible en analysant le plus possible ! « Le paradis c’est d’être