Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/174

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le Lazare du Jardin était obligé de choisir entre les voies du fanatisme en Gaule et du dilettantisme avec Néron. M. Barrès voyant en ce choix une pénible nécessité de carrière, André Maltère lui fournit une occasion de le différer, et l’image d’un monde où il pourrait être indéfiniment différé. Ce professeur de l’École des Hautes Études mène, sur ce terrain de l’anarchie et du socialisme où il rencontre les sympathies de Claire Pichon-Picard, une vie de fanatisme logique, et il conduit à de pareilles extrémités avec la princesse Marina une vie de dilettantisme sensuel. Ce fanatisme et ce dilettantisme sont transposés dans l’ordre idéologique familier à M. Barrès. André Maltère fait de l’« optimisme humanitaire » avec Claire Pichon-Picard, et du « vice sentimental » avec Marina. N’oublions pas en effet que si le Lazare du Jardin dut vraisemblablement débarquer en Gaule avec une pacotille d’instruments d’optique, André se laisse traiter par Marina, tout sec, de « marchand de participes ». M. Barrès l’a peut-être voulu professeur afin de le liquider rapidement et sans regret.

Dans l’ordre de l’intelligence, c’est un indépendant. « Je révise les principes de l’éthique avec autant de liberté que tel autre ceux de l’économie politique : c’est le droit de chacun de collaborer ainsi à la réfection des mœurs[1]. » M. Barrès écrira plus tard qu’en morale tout ce qui n’est pas aussi ancien que l’humanité est une erreur. Mais André Maltère termine sa plaidoirie devant le tribunal par ces mots : « Je me crois d’une race qui ne vaut que pour comprendre et désorganiser »[2]. Avant de déclarer « décidément insoutenable » le nihilisme intellectuel, il était bon que M. Barrès essayât de le soutenir jusqu’au bout. Il semble passer chez les jeunes juifs si intelligents de la Revue Blanche comme Sainte-Beuve à travers le Saint-Simonisme.

Un voyage en Allemagne avec Claire Pichon-Picard sert d’illustration à ces jeux intellectuels. Mais c’est — naturellement — à Venise qu’André pousse à l’extrême avec Marina ceux de la sensualité, « ses insomnies, ses cauchemars, ses nerfs brisés que seule calmait la chaleur de ce corps jeune de femme, tandis qu’elle veillait des nuits entières pour le servir et l’adorer ! »[3] C’est une Venise pleine de voluptés, de fièvres, de fruits, de vin et de fleurs. « Ivre de beauté forte et de

  1. L’Ennemi des Lois, p. 11.
  2. Id., p. 15.
  3. Id., p. 90.