Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/176

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peut être dit dans une certaine mesure, son Fortunio : « Je m’accuse, déclare-t-il dans sa défense au tribunal, de désirer le libre essor de toutes mes facultés, et de donner son sens complet au mot exister. Homme, et homme libre, puissé-je accomplir ma destinée, respecter et favoriser mon impulsion intérieure, sans prendre conseil de rien du dehors. Nulle dépendance, une vie aisée, l’entière harmonie avec les éléments, avec les autres hommes et avec notre propre rêve, voilà quel besoin m’agite, et le satisfaire, c’est toute ma conviction[1]. » Le livre se termine par une note qui montre M. Barrès, pour avoir donné à Maltère l’épithète de goethien, rabroué par M. Bourget, lequel « tient pour du désordre l’action d’hommes qui ne possèdent une vue nette ni de ce qu’ils détruisent ni de ce qu’ils édifient. » (M. Maurras nous a fait sentir depuis que ce point de vue de M. Bourget était fort raisonnable). M. Barrès, désireux de maintenir le goethisme de Maltère, remarque pour le rapprocher du maître de Weimar que celui-ci « acceptait la vie et même, ce qui est le trait essentiel, sympathisait partout où il distinguait une force qui s’épanouira. » Bien que la façon dont M. Barrès explique le mot de Gœthe : « J’aime mieux commettre une injustice que supporter un désordre » soit vraiment insoutenable, ces dernières lignes éclaircissent la direction où l’Ennemi des Lois et la figure d’André Maltère engageaient en 1893 M. Barrès. Il ramenait toute valeur vraie à la vie directe et nue, à un développement indépendant émané tout entier de l’intérieur. La vie intérieure posée avec ce parti de franchise et de pureté implique les possibilités les plus diverses, et cette logique de la vie, cette logique des arbres qui « pour s’élever étagent leurs ramures » peut fort bien faire commencer à M. Barrès les Déracinés sur le bureau où sèchent les épreuves de l’Ennemi des Lois.

  1. L’Ennemi des Lois.