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qu’elle soit devenue la femme de M. de Nelles. Quand M. Barrès dédia les Déracinés à M. Paul Bourget, l’adultère était la forme normale de la vie amoureuse dans la littérature parisienne, et deux déracinés comme Sturel et Thérèse ne pouvaient manquer d’y être conduits.

Pas plus Thérèse qu’Astiné n’apportent dans la vie de Sturel de l’amour pur et nu. Astiné lui révélait la figure sensuelle de ce que son imagination avait caressé dans les poètes et les philosophes. Hugo et Bouteiller l’avaient conduit vers cette Orientale. Mais, dans l’Appel au Soldat, l’enfant des Orientales veut de la poudre et des balles. Thérèse de Nelles est incorporée à sa vie politique comme Astiné l’était à sa vie intellectuelle. Cette vie politique, — l’agitation et la conspiration boulangistes — implique, à la française, un parterre de femmes du monde. Le soir où Thérèse devient la maîtresse de Sturel est le soir où du jour Boulanger a été blessé en duel par Floquet. « Sachant, comme toute la France, la grave blessure de Boulanger, elle imaginait qu’un jour Sturel pourrait se battre, courir des risques à cause de sa politique[1]. » Et, en effet, Sturel s’est battu : il a été, pour cri séditieux, bousculé par la police, et il porte quelque trace d’un passage à tabac, — tabac très doux pour cigarette russe. Mais Boulanger ayant eu la gorge percée, un boulangiste est autorisé à bénéficier de sa blessure : « Dans ce désastre de l’armée boulangiste dont le chef gisait, ce jeune homme romanesque trouvait les émotions d’un magnifique sauve-qui-peut à se jeter au lit d’une femme. » Boulanger, qui avait quelque chose du caractère innocent, chevalin et loyal de la Léontine, pouvait dire comme celle-ci à la fin des Déracinés : « Notre malheur aura toujours servi de quelque chose à ces messieurs. »

Sturel paraît un type un peu flottant entre le Julien de Rouge et Noir et le jeune Lacrisse de L’Histoire Contemporaine, et Thérèse flotte pareillement entre Mathilde de la Môle et Mme  de Bonmont. Mathilde remarque Julien le jour où elle imagine qu’il pourra, comme celui des La Môle qui conspira sous Charles IX trouver l’échafaud sur le chemin de son ambition. Ayant observé qu’une condamnation à mort est peut-être la seule chose qui ne s’achète pas, elle aime en Julien le candidat à l’échafaud. Et Julien paiera en effet la lettre de change romanesque tirée sur lui. Mais la vie de Sturel est bâtie au con-

  1. L’Appel au Soldat, p. 173.