Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/217

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traire sur l’échafaud de Racadot, son ambition c’est la mort des autres, et ses images de bataille font sourire comme celles de Lacrisse. Depuis Julien, l’ambition, dissoute en l’intrigue politique, est devenue une chose médiocre. M. Barrès lui-même, en cette Karytena où il écrivit de si jolies choses sur les Gasmules, nous aide à mettre au point les incidents de la petite guerre autour des chevaux militaires qui portaient à Longchamp le général Boulanger et à Reuilly le général Roget. « Geoffroy de Villehardouin, Guillaume de Champlitte, Hugues de Saint-Quentin, Robert de Blois, Jean comte de Brienne, le seigneur de Caritène et tous les autres, je les ai connus, quand je faisais de la politique française aventureuse avec les beaux chevaliers qui s’appellent Boulanger, Morès, Déroulède ; et je connus pareillement le jeune Rambaud… Il suivit à la croisade le marquis et en reçut de riches fiefs, outre-mer. C’est un ancêtre aimable de nos journalistes auxquels on donne une préfecture ou bien une recette générale si leur parti a triomphé[1]. » M. Barrès ajoute, lui dont les sept Lorrains sont tous petits-fils de soldats de la Grande-Armée, que « nous devons rêver où nos pères ont vécu » et s’écrie : « Pouvait-il se dépenser tant d’énergie française, sans que l’amour courût en profiter ? » M. Barrès appartient à une génération dont les fils ont vécu où leurs pères ont rêvé. Il serait beau qu’il écrivît sur sept autres Lorrains le roman de l’Énergie nationale de 1914. Comme celles du moyen âge, la Geste peut indéfiniment se poursuivre.

L’amour et l’ambition qui sont les deux passions humaines se transmuent incessamment l’une dans l’autre. Dans l’Appel au Soldat, les images d’amour servent sans cesse de métaphore aux images d’ambition. Sturel en Italie donne assez bien la formule de leur frontière ou de leur terrain commun : « Que me servira-t-il de me sculpter beau et parfait, si dans l’Univers rien ni personne ne m’attendent pour que je me prouve tel ! — Arrivé à ce point, il se serait mis volontiers à parcourir les terres et les mers pour rencontrer l’occasion qui fait les héros. Le monde moderne, que ne sillonnent plus les chevaliers errants, connaît celui qui veut agir. Avec toute la noblesse qu’on voudra, Sturel se créait une âme d’aventurier[2]. » Sturel veut agir. Et il veut être ému. Et il veut encore savoir qu’il est ému. Ce sont des imaginations d’aventure qui flottent à la surface de lui-même comme les figures

  1. Le Voyage de Sparte, p. 257.
  2. L’Appel au Soldat, p. 26.