Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/220

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ses idées, — le maître de sa maison et le « contremaître des ateliers intellectuels », — l’héritier d’un patrimoine réel et le possesseur d’un domaine d’abstractions.

En outre et dans le même ordre, ce sont deux formes contraires de sensibilité. Tout pour Sturel doit se ramener à des valeurs de jouissance, à des émotions voluptueuses. À tout propos un Sturel jouit. Mais un Bouteiller légifère et raisonne. Bouteiller est l’homme sans plaisir. À la place vide du plaisir, il a installé ce qu’il appelle son devoir, sincèrement, et qui n’est souvent qu’une forme de son intérêt ou de sa haine. Cette opposition de l’homme de plaisir et du fanatique abstrait tient une grande place dans l’histoire et dans la vie. C’est elle qui fait haïr d’une telle haine recuite un Danton ou un Herault de Séchelles par un Robespierre. À un étage très inférieur elle expliquera la haine de Trubert pour Birotteau. Mais si l’homme de plaisir est un héritier riche, si le fanatique abstrait est un fils de pauvre, l’antagonisme des deux espèces psychologiques sera porté à son carré par la haine de classes, car les deux tempéraments, par l’effet d’une illusion naturelle, apparaîtront au bout des deux branches comme les fruits logiques des deux états sociaux. L’un et l’autre se méprisaient de naissance[1] »

Enfin, tout le Roman de l’Énergie nationale allait à la double confrontation (celle de la rue des Mathurins et celle de Versailles) entre l’élève qui a cru le spirituel du maître et le maître qui sur les ruines d’un spirituel qu’il a trahi s’est élevé au temporel : « C’est peut-être votre enseignement, dit candidement Sturel à Bouteiller, qui m’a empêché de me plier aux conditions qui eussent permis mon succès[2]. » Mais il est élégant de voir que Sturel ne demeure pas en reste avec Bouteiller, et que, trahissant à son tour le spirituel, « sur le soupir d’une femme, voilà que ce vengeur de la morale publique n’obéissait plus qu’à son bon plaisir »[3].

Or Bouteiller et Sturel pareillement frappés, pareillement vaincus, viennent au long du grand canal de Versailles méditer sur leur échec et faire l’inventaire de ce qu’il laisse d’intact en eux, de possible dans leur destinée. Tous deux, environnés du paysage sacré où la France se construisit et se connut comme un ordre, s’efforcent de se placer

  1. Leurs Figures, p. 264.
  2. Id., p, 259.
  3. Id., p, 264.