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Sturel est politiquement détruit. Mais une sensibilité à la Chateaubriand garde de quoi exploiter ses ruines et s’y plaire. Les derniers mots de Rœmerspacher à Sturel liquident admirablement la situation : « Tu es un anarchiste… Tu devrais écrire. Cette passion, cette excitabilité, c’est le ton qui plaît le plus à notre époque : un grand nombre de personnes sentent ainsi la vie[1]. » Malheureusement, Sturel est un homme de lettres manqué. Il figure à l’horizon de M. Barrès le domaine de la vie ardente, des belles fièvres stériles, ce que M. Barrès eût été sans certaines qualités à la Rœmerspacher, de volonté et de discipline, sans une nature de « bon petit soldat lorrain ». Le Roman de l’Énergie nationale se termine comme de la vie qui se poursuit : par l’échec des uns et la réussite des autres, mais échec et réussite qui paraissent donnés dans la nature de chacun. « Suret-Lefort, avocat du terrianisme lorrain, Mme de Nelles fiancée à Rœmerspacher : ces faits du jour consacrent le double échec de Sturel et le disposent à la rêverie, à la solitude[2]. » Dans une circonstance pareille, M. Barrès écrivit La Mort de Venise. Sturel qui vient d’atteindre par une fin d’automne le jour de sa trentième année va le passer dans le parc de Versailles, où il rencontre Bouteiller.

Sturel est des sept Lorrains, le seul qui rompe durement et douloureusement avec Bouteiller. Il est aussi celui que sa nature rendait le plus digne de s’attacher à un véritable maître, de l’aimer avec orgueil et de le défendre avec passion. Avec son âme de « partisan », il était fait pour vénérer un roi de l’intelligence. Et l’une des plus nobles parties de M. Barrès lui-même est évidemment son beau culte des grands exemplaires humains. Le malheur des temps a voulu que Sturel n’ait pu se dévouer qu’à Boulanger. La société désorganisée où Sturel et Bouteiller ont vécu les a rejetés logiquement vers deux voies différentes, leur a interdit d’être un vrai maître et un vrai disciple. « Sturel sentit qu’il ne poursuivait pas Bouteiller d’une haine toute simple, mais d’une sorte d’amour trompé ». Surtout il le poursuit d’une haine qui souffre de se voir engagée dans une « basse péripétie », qui voudrait se déployer sur un théâtre digne des grandes idées qu’elle sert, des grands courants français qui la portent ou la battent.

Sturel et Bouteiller sont, au XIXe siècle, les deux représentants irréductibles de deux espèces opposées : le fils de famille et le fils de

  1. Leurs Figures, p. 269.
  2. Id., p. 287.