Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grand parleur », il est maintenu en état par une bonne machine. « Il est capable d’accomplir une besogne énorme et très bien faite, grâce à sa force de coordination et à la faculté de mettre de la clarté dans les idées qu’il envisage »[1]. Une bonne fourchette intellectuelle qui représenterait la quantité là où Sturel mettrait raffinement, qualité. « C’est peut-être, dit-il lui-même, que je n’ai pas beaucoup de goût littéraire, et que trop de clarté me répugne, mais je trouve mon bien-être et ma volupté dans l’effort de tenir à la fois sous ma pensée une quantité de plus en plus considérable de faits[2]. »

Rœmerspacher dont le plaisir consiste à lier des faits et des idées, n’est pas un homme d’action. Il a vite fait, en historien, de classer les boulangistes et le boulangisme, d’en sourire, d’en déblayer la route. Son intelligence n’en est pas moins tournée vers de la volonté et du réalisme, de même que celle de Sturel est tournée vers de la sensibilité et de belles fantaisies. Comme le dit Saint-Phlin, « c’est un homme, parce qu’il reste profondément Lorrain et qu’au lieu de se laisser dominer par les éléments parisiens, il les maîtrise, les emploie à sa guise »[3]. Étudiant, après son service militaire, il débarque à Paris avec une bonne figure joyeuse et un gros cahier de papier blanc où il va tout noter pour tout classer. Il s’installera dans la vie, comme dans Paris, avec patience et optimisme. « Tandis que Sturel se plaignait de toutes les circonstances, aurait voulu qu’elles se pliassent sur sa volonté, Rœmerspacher prétendait que le sort nous guide »[4]. Il a été chercher en Allemagne l’habitude intellectuelle de tout considérer du point de vue de l’évolution, — ce qui est une vue reposante bien faite pour entretenir la santé morale, au contraire de Sturel, « mal habitué à la notion de développement, dont les conséquences parfois peuvent faire peur »[5]. Il s’est installé d’une façon franche et carrée dans sa destinée pour la vivre entièrement, sans vaines subtilités et sans crainte. Comme tous les gens robustes, il passe dans la vie sans jalousie et sans haine. L’étude de la réalité, de l’évolution, l’ont complètement débarrassé de tout ce que M. Barrès dans l’enseignement de Bouteiller met au compte du kantisme. Au contact d’un

  1. Les Déracinés, p. 311.
  2. L’Appel au Soldat, p. 38.
  3. Leurs Figures, p. 224.
  4. L’Appel au Soldat, p. 489.
  5. Id., p. 359.