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dominer, notre sensibilité et notre vie reproduiraient peut-être les courbes et les compromis que nous voyons dans la biographie de Constant[1]. » Suret-Lefort, si nettement dessiné, incarne parmi les sept Lorrains cette ambition patiente, lucide et sèche, « la joie d’être mêlé à une intrigue, de la comprendre, de la déjouer chez ses adversaires, de la tourner à son profit. Voilà comment on peut être un politique sans avoir l’esprit de gouvernement et avoir plus de goût pour l’intrigue que pour le pouvoir[2]. » Ce genre d’intrigue s’exerce et s’épanouit dans des milieux fermés que l’on connaîtra à fond, où l’on circulera subtilement. Ces milieux fermés c’est, pour Suret-Lefort étudiant, la conférence Molé, et, pour Suret-Lefort député, le Parlement. M. Barrès réalise en ce Lorrain l’épure, la forme élégante du parlementaire. Sa formation se fait en trois temps : « Bouteiller, au lycée de Nancy, lui avait enseigné les attitudes nobles et l’autorité du ton ; la vie de Paris, qu’il réduisait, tant était forte sa passion, à la Conférence Molé, venait d’en faire un être étranger à la notion du vrai ; le vrai Palais-Bourbon le compléta en lui donnant de la lâcheté. De ce jour, le Parlement s’augmentait d’un digne parlementaire et la France d’un roi »[3].

Suret-Lefort est le seul disciple authentique de Bouteiller, le seul qui suive exactement et réalise son horoscope. Fils d’un homme de loi conservateur que des magistrats opportunistes ont brisé, il arrivera par la loi, il fera rendre à la loi, à l’atelier des lois qui est le Palais-Bourbon toute la satisfaction, toute la revanche qu’il exige. Son intelligence est un joli instrument de précision qu’il emploie non pour éclairer les questions, mais pour les compliquer et parvenir dans ce nuage lumineux aux fins de son ambition. Au lycée, s’il parle, il achève toutes ses phrases. Il a tous les moyens de parvenir : « Élancé, un peu raide, et pourtant agréable par un joli air de bête de proie, il semble frêle, mais, à bien l’examiner, il a des bras énormes »[4]. Dans la physionomie, « quelque chose de félin, d’hypocrite et de fermé »[5].

M. Sembat définit la République la prédominance des luttes intérieures sur les luttes extérieures. Suret-Lefort, petit-fils d’un soldat

  1. Un Homme Libre, p. 84.
  2. Les Déracinés, p. 128.
  3. Leurs Figures, p. 12.
  4. Les Déracinés, p. 46.
  5. Id., p. 86.