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de la Grande-Armée, c’est le Saint-Cyrien de ces luttes intérieures ; il va à ces luttes avec le souci de carrière et d’annuaire, le rétrécissement volontaire, la froide lucidité d’un officier professionnel. « Suret-Lefort est autrement combatif et vaillant que la plupart de ces militaires. D’ailleurs, pour un jeune homme qui veut agir, que propose aujourd’hui l’armée ? Son volontariat terminé, il courra aux vrais champs de bataille »[1].

L’opposition des deux générations politiques, celle de Bouteiller et celle de Suret-Lefort, est très intelligemment marquée par M. Barrès. Bouteiller enveloppe d’un ordre spirituel rigide ses ambitions. Suret-Lefort ne les drape que de formules politiques et d’intérêts parlementaires. Le premier pense politiquement par principes, le second par combinaisons. « On voit bien ce qu’un Bouteiller ne ferait point, et, par exemple, qu’il ne trahira jamais son parti ; rien ne serait plus indifférent à Suret-Lefort. Il est déraciné de toute foi ; il subit simplement l’atmosphère, les fortes nécessités du milieu »[2]. Et M. Barrès l’explique finement en disant que fils d’un homme d’affaires, il ne possède pas un esprit religieux, à l’encontre de Bouteiller, fils d’ouvrier. Mais il y a autre chose. Quand Suret-Lefort entre au Parlement, les anciens partis commencent à se dissoudre, et le moment vient où l’on arrivera moins par la fidélité à son parti que par le coup d’œil qui perçoit le moment — l’heure des Saxons — où on le lâchera fructueusement. La logique veut que le Parlement, microcosme de la France, produise le parlementaire déraciné de son parti, et les déracinements de Suret-Lefort l’ont préparé à cette dernière évolution. Mais un Bouteiller, professeur nomade, a porté avec lui, comme le Juif, ses dieux abstraits et il leur reste croyant. En outre l’un et l’autre viennent de formations professionnelles différentes. L’un est un professeur qui enseigna des principes, l’autre un avocat, un fidèle de la Conférence Molé, qui n’aborde les principes que pour les utiliser.

Aussi est-il naturel que Bouteiller soit exécuté par Suret-Lefort. Le chapitre : « Suret-Lefort mange Bouteiller », forme une péripétie élégante et logique des Déracinés. Suret-Lefort succède à Bouteiller comme patron local en Lorraine. Ayant épousé exactement les plis du vêtement parlementaire, les nécessités du métier, il sait s’appliquer aussi exactement à son rôle de courrier, de défenseur, d’avocat des

  1. Les Déracinés, p. 47.
  2. Leurs Figures, p. 12.