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mier, le seul qui ait trouvé sa corporation »[1]. Mais c’est la corporation de la critique et de la négation. À sa suite, ils sont déracinés non seulement de leur terre, mais d’un emploi régulier, de ces fonctions qu’avait élues pour eux Bouteiller. Pas assez marqués par leur terre pour lui demeurer fidèles, pas assez marqués par l’influence de Bouteiller (sauf Suret-Lefort) pour occuper des places et devenir des rouages sociaux, ils s’en vont naturellement dans le sillage que leur laisse Renaudin. Quand Renaudin s’effondre, un Rœmerspacher, un Saint-Phlin trouvent dans la robustesse de leur nature et dans la solidité de leur terre des bouées qui leur permettent d’atteindre le rivage. Un féminin, un nerveux, comme Sturel, désencadré, demeurera toujours un journaliste en puissance.

XIII
RACADOT

Dans un groupe mêlé de pauvres et de riches, lâchés sur Paris pour triompher, animés par la sensibilité de Rousseau, conduits par la suggestion de Napoléon, construits par la société qu’a peinte Balzac, dans cette monnaie de Julien Sorel, il y a une possibilité d’assassinat. Jules Lemaître a écrit un conte charmant, le Second Mouvement, pour montrer que le premier mouvement de l’homme est d’écarter, de supprimer ce qui le gêne. Le meilleur de nous tue continuellement en pensée quelqu’un de ses semblables, et le Touriri du conte est bien obligé de dire comme un ministre de la République : J’assassine moi-même. Heureusement que le « second mouvement » est là pour réparer, mettre au point, verrouiller la cage du gorille féroce. Dans les sept, un sanguin rude et avide, un descendant d’esclave, pris encore dans la servitude rurale, assume la responsabilité du crime.

Racadot descend de ces paysans de Custine qui restèrent serfs jusqu’en 1789 et qui, dominés aujourd’hui par les hauts fourneaux au

  1. Les Déracinés, p. 154.