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mère, sa sœur et lui. Comme depuis leur enfance les sept Lorrains attendent d’écrire dans les journaux, comme l’éducation littéraire de l’Université ne les a dressés réellement qu’à ce métier, dès leur débarquement au Quartier Latin, Renaudin devient naturellement, pour quelque temps, leur guide et leur oracle.

Ces bacheliers, ces élèves de Bouteiller, sont impatients de voir clair. Ces intellectuels prisent la clairvoyance comme la qualité essentielle. C’est elle que cherche dans l’étude, par l’intermédiaire de Taine, Rœmerspacher. À l’âge où Rœmerspacher prend contact avec un représentant de l’humanité supérieure, connaît en chair et en os un de ces hommes qui jusqu’alors vivaient pour lui dans l’espace à deux dimensions des livres, Renaudin trouve en Portalis un initiateur à sa portée et selon son besoin, qui est alors de manger. Renaudin, dans le groupe, figure les parties basses de la clairvoyance parisienne, cette blague impitoyable qui révèle, à une terrasse de café, l’envers de tout. « Sa puissance est de tuer en eux la notion du respect ; sa faiblesse, c’est qu’après avoir discerné les intrigues, — généralement des ventes d’influence qui dégradent député et publiciste — il conclut épanoui d’admiration : Comme il est fort ![1] » Dans Leurs Figures, M. Barrès n’est pas exempt de ce genre d’admiration devant la nature d’un Rouvier ou d’un Arène.

Il a cette combativité impitoyable, âpre et brutale, de ceux qui ont dû se mettre en chasse de bonne heure sur le pavé parisien. « Naturellement cruel, il assumait avec plaisir des tâches nécessaires, mais dangereuses ». C’est un de ces journalistes violents dont le nom, à la porte d’un journal, signifie : chien dangereux ! Député boulangiste, il a été employé par M. Barrès pour figurer les pillards pauvres engagés dans l’aventure politique par l’appétit du butin. Il trahit Boulanger quand le boulangisme entre en liquidation. Il a servi à M. Barrès pour mettre en lumière les parties malpropres du mouvement boulangiste. Leurs Figures ne l’utilise plus.

M. Barrès l’emploie dans les Déracinés et l’Appel au Soldat à poursuivre auprès de ses camarades le travail de déracinement engagé par l’éducation universitaire de Bouteiller. Par lui, « ces jeunes gens, feuilles détachées du grand chêne lorrain » sont entraînés un moment dans la direction de Portalis. « De ces êtres tout abstraits, il est le pre-

  1. Les Déracinés, p. 151.