Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/255

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M. Barrès nous dit éprouver une joyeuse ivresse « à constater la brutalité avec laquelle les lois du monde, les nécessités, courbent et nivellent tous les êtres… J’aime voir l’orgueilleux cochon qui entre a un bout de la machine, en faisant mille difficultés, toujours les mêmes, et qui sort à l’autre bout, en belles saucisses et jambons[1]. » Nous avons eu plaisir à voir l’animal entier, vivant et beau au premier bout de la machine. Le Jardin de Bérénice, la mort de Venise ou le voyage de Sparte nous l’ont montré faisant en effet bien des difficultés, les mêmes après tout que celles d’un Rousseau, d’un Chateaubriand, d’un Michelet. Les Amitiés Françaises ou la Colline Inspirée nous ont permis de l’apercevoir qui entrait dans l’appareil dont le Roman de l’Énergie nationale avait reconnu le mécanisme et la construction. Qu’il s’agît du Barrès réel ou des Barrès possibles en lesquels, comme entre deux glaces, il s’imaginait et se multipliait, le passage du moi au dehors, de l’homme pour lui à l’homme pour les autres, passage redouté, retardé, accepté ou goûté, faisait en effet le thème essentiel de ces mouvements qui, chez un grand écrivain, sont intéressants comme une chorégraphie. Nous nous transportons maintenant à l’autre bout de la machine, à ce point de vue public où l’homme est détaillé en choses qui sont lui, mais un lui bientôt étranger à lui-même. Nous entrons dans cette charcuterie où le critique, avec son âme et sa méthode charcutières, se sent si bien à son aise. Quoi de plus beau d’ailleurs, de plus frais, de plus éclatant, de mieux ordonné qu’une charcuterie au comptoir et aux murs de marbre, où rutilent, sourient et pendent tant de fruits diversement parfaits que dissimulait sous la plus humble enveloppe l’ange que chanta Monselet ? Les procédés mécaniques, les attitudes publiques, la vie parmi les hommes, tout ce détail de réalités savantes ou savoureuses devant lesquelles s’attable volontiers le critique amateur de ce que les Allemands appellent delicatessen, nous procurent des plaisirs plus matériels, mais aussi étendus, que le plaisir de regarder l’animal vivant.

  1. Le Voyage de Sparte, p. 143.